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dimanche 29 mars 2015

Vélodrame


Les deux cartes postales ci-dessous ont été parmi les premières que je me suis procurées quand, naguère, j'ai commencé ma petite collection autour de Guémené.

Elles ont un air de photos des années cinquante soixante du siècle passé, un air de famille avec les photos que faisaient nos parents : ce noir et blanc dentelé nous ramène aux souvenirs d'enfance. Comment résister dès lors à leur acquisition, dans toute collection débutante et nostalgique ?

Si l'on se remettait à la place du photographe qui les a prises, on n'y verrait plus rien pratiquement de ce qui remplit l'espace. Les grands bâtiments de la minoterie ont cédé la place à un parking, le vélodrome, sa piste, sa tribune de bois rustique, ne sont plus qu'un souvenir.


Il est peu de lieu qui pourtant ne soit tant associé pour moi au Guémené de mon enfance. Comme sur ces cartes postales, il y faisait toujours chaud et la pelouse centrale ressemblait à un pré. Tout y semblait précaire : la tribune, les barrières qui ceignaient la piste, le dispositif face aux tribunes sur lequel on allumait un certain feu d'artifice.

En revanche, les agrès blancs, où je n'ai jamais vu personne pratiquer, m'ont toujours étonné par leur blancheur et leur robustesse : ils avaient ainsi un je-ne-sais-quoi de moderne qui leur conférait un caractère d'objet importé, en quelque sorte étranger. J'avais accoutumé de me pendre par les bras en-dessous d'une petite plateforme qui se situe à mi-hauteur des poteaux de soutènement, et de faire quelques tractions, mais sans plus, tant leur hauteur pouvait m'impressionner.

J'ai le souvenir de soirées de courses cyclistes. Je suis sûr d'y avoir vu courir Poulidor qui était alors un vrai héros, et sans doute aussi y avait-il des courses derny, car je revois distinctement, passant devant les spectateurs en bordure de piste, les ridicules petits vélomoteurs nauséabonds précédant des coureurs.

Il devait aussi y avoir un speaker et une sono. J'entends encore des annonces du style : "Monsieur X, tel et tel commerce, offre 50 francs, 5.000 anciens francs, au vainqueur...."

Et puis il y avait le feu d'artifice final, en forme de vélo, qui prenait place sur le tréteau central : ses roues tournaient dans la nuit chaude, sous l'effet de l' habile pyrotechnie...

Des publicités pour toutes sortes d'activité recouvraient l'intérieur de la barrière du bord de la piste : on le voit sur les détails des deux cartes que je reproduis ci-après.








 Je ne sais pas si à l'aune des conceptions modernes de la communication, ces investissements publicitaires étaient bien utiles ou efficaces...Et même pour l'époque...

Il n'y avait qu'un Ménard, et, pour quelque cadeau de pas grand-chose que ce soit, il ne serait venu à l'idée de personne (toujours pas chez nous) d'aller ailleurs que chez Ménard. J'y suis en pensée et souvenir avec ma Grand-Mère Gustine, je nous revois errer dans ce grand magasin de la rue de l'Eglise...

Il en va de même pour Trivière dont je revois distinctement le visage surmonté d'une éternelle casquette et celui de sa femme, dans le petit magasin entre le calvaire et la rue Jean Friot.

Evidemment, on le connaissait comme peintre ou pour remplacer une vitre cassée, mais on venait aussi, assez banalement, y acheter des fleurs en plastiques ou quelque autre objet d'ornement funéraire pour mettre au cimetière. Et si je garde souvenir de quelque chose d'aussi banal, c'est sans doute que ma Grand-Mère manifestait - comme les gens de son temps et de son milieu - une passion morbide mais tranquille pour les morts, qui dut nous amener plus souvent qu'à notre tour dans ce petit magasin sans charme.

Je pourrais évoquer Bibard l'horloger ou Lanneau le photographe. Mais c'est Borgogno, le maçon italien qui me laisse le plus impressionnant souvenir.

Au vélodrome, on vante ses talents de cimentier et de maçon et au dessus de son nom il est fait mention du salon de coiffure pour dame que, je crois, son épouse tenait. Comprenne qui pourra...Mais n'était-ce pas évident pour tous, en fait ?

On s’intéressait chez nous à cet homme, certes d'un peu loin, car italien comme mon père. Je revois clairement sa silhouette, surprise un jour par la fenêtre du magasin de la rue de Mirette. J'y associe un petit nez pointu.

On chuchotait déjà beaucoup sur sa maladie et sur sa mort future et proche, en particulier chez la bouchère d'en face, Madame Poupon. Les récits étaient épouvantables : peut-être que mon imagination d'enfants en rajoutait, mais on parlait d'un corps déjà en décomposition alors même qu'il vivait encore.

Il se trouve que ma Grand-Mère m'emmena à son enterrement (ou du moins ce que je tiens pour le sien). Il faisait chaud : je ne me rappelle que la scène dans le cimetière (car à l'époque tous les participants à la cérémonie accompagnaient le corps au cimetière). 

Dans le milieu, dans l'allée centrale, était posé le cercueil et nous faisions la queue avec Grand-Mère pour présenter les condoléances.

Je ne sais pas quel menuisier avait fabriqué le cercueil (Hurel peut-être ?) ; je ne sais pas combien de temps on avait laissé passer entre le décès et la cérémonie, mais une puanteur aigrelette exhalait de la boite sous le soleil, une odeur écœurante de mort en putréfaction.

Quand vint notre tour de saluer la famille, la veuve en habit de circonstance me gratifia d'un "toi aussi tu es là mon petit !" éploré. Je compris alors confusément que j'aurais pu ne pas venir et m'éviter ce traumatisme olfactif...

Je me suis longtemps demandé si mon père parlait à cet italien. Ils n'étaient pas du même coin, Emile Borgogno étant né dans le nord-ouest de l'Italie, à Roasio dans la Province de Verceuil, au pied des Alpes, et mon père dans le delta du Pô, au nord-est. 

Et puis aussi comment son oncle, le cimentier Dominique Perazzi (natif d'un village voisin de celui de son neveu : Bosco del Reale), avait bien pu atterrir à Guémené...Mystère de la misère qui pousse à quitter son pays...

Comme Emile Borgogno, la plupart des annonceurs publicitaires d'alors (sinon tous) sont au cimetière, assemblés pour l'éternité, comme ils l'étaient alors pour l'instant, autour de la piste, pour le spectacle du vélodrome. 

Ils ont disparu, comme leurs commerces. Leurs noms sur leurs tombes n'annoncent plus rien de commercial, ils ne vantent plus rien de ce qu'ils furent et que chacun savait alors, et qu'on ignore aujourd'hui.

dimanche 22 mars 2015

Carte Postale


C'est le printemps à Guémené : un vent frisquet parcourt la campagne, roule les nuages et nettoie par moment le ciel : le soleil (qui a fini son rendez-vous avec la lune) sourit.

N'est-ce pas l'occasion d'une petite promenade, d'un pèlerinage vers quelque joli site, vers quelque endroit où jadis mon enfance est venue trouver un cadre à son bonheur ?

Et puis j'ai récupéré cette semaine une ancienne carte postale dont le prix était à première vue la principale motivation d'achat, tant le sujet en est banal : la Vallée, avec au loin le château et le moulin de Juzet.












Tout au plus, le caractère dit "précurseur" de l'objet, c'est-à-dire datant d'une époque (avant 1904) où l'on écrivait au recto la correspondance et au verso uniquement l'adresse, ajoutait-elle à l'envie du collectionneur au petit pied que je suis devenu.

La Vallée...les barbotages estivaux dans le Don....les pêches sans poisson du haut de la passerelle...les hameçons dans les arbustes....les vaches paisibles dans un cadre idyllique....les maisons abandonnées....le château du genre "Belle au Bois Dormant", aussi....

La vieille carte postale est pâle : elle montre, saisie du haut du Rocher de la Fée Carabosse qui la surplombe, une vue de la Vallée probablement à la fin de l'automne ou au début du printemps, car les arbres paraissent sans feuille.

Cette fadeur est corrigée par l'adresse peu banale du destinataire : un certain Camille Jallais, au Petit Séminaire de Guérande.












Mais un coup de loupe plus tard, cette carte prend assurément un certain relief. En effet, on y distingue nettement le village tel qu'il était quand il était encore intact et, alignés en rang d'oignon sur la passerelle, des habitants du hameau : hommes, femmes et enfant.












Comme toujours, l'enquête commence.


Dater la carte ou son envoi.

On ne peut lire de date avec certitude sur les oblitérations et aucune date n'est inscrite par celui qui a envoyé ce document. Un indice permet cependant d'encadrer la période : cette carte a été confectionnée par Albert Bergeret et Cie, imprimerie basée à Nancy.







Or, l'imprimeur Albert Bergeret a dirigé cette entreprise sous cette appellation entre 1898 et 1905. La carte a dû être écrite et envoyée vers 1901, ce qu'atteste par ailleurs le timbre (10 centimes Droits de l'Homme, type "Mouchon"), en usage entre la fin 1900 et le milieu de l'année 1902.















Pour revenir un instant aux oblitérations, on y croit deviner l'indication du mois de juin. La carte aurait donc été envoyée en juin 1901. La photo a donc dû être prise autour de 1900.




















Identifier les personnages photographiés.


On dénombre à coup sûr huit personnes sur la passerelle dont un enfant (plus petit, à gauche) et au moins deux femmes (une au milieu et une à droite) dont une présente un tablier blanc.

Le recensement de 1901 signale quatre foyers dans le hameau de la Vallée, dont celui du meunier Noël (ou Nouel) qui correspond aux habitants du moulin sur l'étang, juste au-dessus, en descendant de Mézillac, du groupe de maison représenté sur la carte postale.

Le plus probable est que les personnes photographiées appartenaient aux trois autres foyers.

Il s'agissait d'une part de la famille Barbier : Pierre (82 ans) ; Marie Robin, son épouse (77 ans) ; Marie (45 ans), Pierre (43 ans) et Victor (34 ans), leurs enfants ; Mélanie Lanoë (34 ans), l'épouse de ce dernier ; Marie (10 ans), Geneviève (6 ans) et Mélanie (4 ans), les filles de ces derniers.

Un deuxième foyer ne comportait qu'une femme seule, cultivatrice également : Françoise Plumelet (57 ans). Et le troisième était composé de Marie Fondin, veuve Plédel (64 ans) ; son fils, Julien Plédel (27 ans) et un domestique, François Moquet (17 ans).

Soit en tout treize personnes alors que la photographie en comporte cinq de moins (ou quatre, car un des personnages au centre pourrait tenir un enfant dans ses bras).

Ce n'est que pure conjecture, mais je penche pour la famille Barbier, avec peut-être à droite, entre les deux piles de la passerelle, le patriarche et son épouse. Toutefois, l'enfant situé à gauche semble être un garçon, et donc plutôt le fils du meunier (Xavier Nouel, 6 ans) que Marie, la petite-fille aînée des Barbier. On ne saura jamais...


Le site.


Bien sûr, l'endroit est facile à repérer : en bas du chemin qui descend de Mézillac, passe le long de l'étang, au confluent du ruisseau et du Don, au premier plat de la Vallée. S'il le fallait encore, la passerelle avec ses piles à section carrée qui existe encore indique on ne meut mieux où l'on se trouve.

La carte postale recèle un secret, celui de l'ancien hameau, paquet dense de maisons où aucune route ne semble passer.

On aperçoit à droite l'auge circulaire où l'on concassait les pommes à cidre, près de laquelle des perches sont dressées contre la colline. En face, un four et peut-être une tête de puits et, derrière, un pré avec ce qui semble bien une petite meule de foin.

Puis ce sont des bâtiments agricoles (pas de cheminées) qui s’enchaînent d'un côté, et des maisons (des cheminées), de l'autre. Une grande maison dont le grand pignon est percé d'une ouverture se présente en premier lieu. D'autres suivent derrière.













Sans doute la création de la route telle qu'on la connaît aujourd'hui a-t-elle modifié sensiblement l'aspect de l'endroit : il ne reste  plus aujourd'hui de reconnaissable que la ruine du premier bâtiment au-dessus de l'auge à pommes.


Les correspondants.


La carte comporte assez peu de texte, mais visiblement de deux scripteurs différents :

"Bonjour Camille à bientôt
Bonjour à Ath Vinces [?], Deniaud et aux amis [signature illisible]
Bonjour à toi et aux anciens camarades [D. Lehuédé]"






Mais je n'ai rien trouvé sur ce Lehuédé. Pas plus d'ailleurs que sur Camille Jallais. C'était probablement un séminariste plutôt qu'un enseignant du Séminaire, car ce nom ne figure pas parmi les résidents (prêtres) de cet établissement, à cette période.


Voici quelques vues de la Vallée d'aujourd'hui...













...et de ses ruines...











...et de ce qui reste debout...