Il m'est déjà arrivé de traiter ce genre de sujet : à Guémené, dans le cimetière, non loin de mes tombes de famille, dans le vieux carré, une autre tombe accueille les restes - comme on dit - d'un ancien membre du personnel de maison du château du Brossay, Marie Stevant, morte en 1860.
Il y a quelques années, les descendants de ses maîtres ont fait rénover sa tombe : une belle pierre tombale, gravée de lettres d'or, célèbre le dévouement de cette femme.
Mais à Beslé, la fusion familiale entre maîtres et serviteurs atteint un degré encore plus élevé : les serviteurs sont enterrés dans l'enclos des maîtres, à côté de leur tombe, avec un tombeau égal en qualité à celui des Messieurs et des Dames du temps jadis du château de la Garenne.
Il paraît peu probable, bien sûr, que ce soit là l'effet d'une dernière volonté des vieux domestiques. Avec cette initiative, les patrons de la Garenne étaient sans doute persuadés de faire une bonne action et de marquer leur reconnaissance pour des vies qui furent en réalité complètement aspirées par le "château".
On dit parfois que les serviteurs sont comme les meubles : les maîtres peuvent agir sans pudeur devant eux, faire l'amour, se traiter de tous les noms, évoquer des secrets de famille...
Si les meubles mourraient, je suis sûr que l'on trouverait un moyen d'enterrer ceux auxquels on tient. C'est d'ailleurs ce qu'on fait d'une certaine manière quand on les remise, au lieu de les jeter, ou bien quand on garde une vieille horloge dans un coin, même si elle ne fonctionne plus.
J'éprouve le même sentiment mêlé que face aux tombes de prêtres : des vies engagées, sans retour possible bien souvent ; des vies où la part de renoncement est énorme : renoncement à une vie personnelle, renoncement au fondement d'une famille, renoncement à sortir du champ clos de la "maison", celle des maîtres ou celle du Bondieu.
Les uns et les autres sont d'ailleurs "serviteurs", soit des maîtres, soit dudit Bondieu.
Ce sentiment est qu'apparemment plus un être humain s'implique dans un rôle social, plus il finit par n'exister qu'à travers ce rôle.
Mais aussi, il a moins vécu et on a moins tenu compte de ses émotions personnelles, durant son existence : il est plus "personne" et moins "individu". C'est une sorte de dialectique fatale entre l'intensité et le caractère aliénant d'une expérience individuelle. Mais c'est donc aussi le prix à payer pour survivre un peu parfois au naufrage de l'oubli.
J'imagine qu'aucun non plus de ces domestiques n'avait vraiment fait le choix positif de cette implication unique : on entre là, bien content sur le moment, puis le hasard, la nécessité, les avantages et l'habitude font le reste.
Jacques Fesais était né en Ille-et-Vilaine, à Saint Malo-de-Phily, le 14 février 1811. Il exerçait les fonctions de jardinier. Le château fut comme une serre, pour lui, où vaille que vaille il s'épanouit à l'aune de la conscience qu'il avait de ses espérances. Il s'est éteint le 30 janvier 1872 au château de Beaulieu la Garenne, célibataire.
Françoise Javel vit le jour, pour sa part, au Grand-Fougeray (lieu-dit de Montaudevert) le 4 mai 1817. Elle rendit l'âme au château de Beaulieu la Garenne le 2 octobre 1873. Domestique, célibataire, ses parents étaient des laboureurs.
Renée Jaminet découvrit la vie également au Grand-Fougeray (lieu-dit La Cour Gautier) le 24 mai 1818. Son parcours terrestre s'acheva le 9 juillet 1899 au château de Beaulieu la Garenne, "après 60 ans des plus fidèles services". Domestique, célibataire, ses géniteurs étaient aussi laboureurs.
Marie Delaunay, veuve Souchet, était native de Nort-sur-Erdre où elle vint au monde le 18 mai 1851 (et non 1855 comme indiqué par erreur sur la pierre tombale). On pointe en ce qui la concerne qu'elle est décédée "pieusement", à Redon le 6 février 1932. Parents laboureurs, comme les autres.
Les maîtres de ces braves gens ont ajouté sur la pierre tombale à leur intention, un extrait de l'évangile selon Mathieu (XXV 21) :
"C'est bien, serviteur bon et fidèle parce que tu as été fidèle en peu de choses : je t'établirai sur beaucoup, entre dans la joie de ton MAITRE"
Cette référence, où le Christ s'exprime, situe d'emblée les anciens domestiques défunts dans la classe des bons et des fidèles, avec évidemment la caution morale christique. Ça c'est bien, c'est plutôt sympa de leur part, on peut pas dire.
Ensuite, dans une traduction effroyable, le Christ essaye de dire au serviteur que cette fidélité, limitée à l'exercice du service qu'on lui a confiée sur terre (donc "peu de choses"), aura pour compensation, grâce à lui le bonhomme Christ, quelque chose de bien plus important. Puis il enchaîne par cette exhortation à entrer dans le monde bienheureux de la foi chrétienne, la joie du Maître.
Ce qui est curieux, c'est que comme ce sont les maîtres terrestres qui ont choisi ce passage, on pourrait penser qu'il exprime - par le truchement du Christ - leur sentiment de reconnaissance : du coup, ça paraît un peu gonflé de leur part de se prendre pour le Christ, non ?