dimanche 3 juin 2012
Coup de tabac et coups de Jarnac à Guémené
Voici un épisode de la vie de Guémené qui se déroule sous Louis-Philippe, Roi des Français. Je le relate parce que j'en apprécie le pittoresque, mais aussi parce que j'aime le style avec lequel sa source - un compte rendu de Conseil Municipal - est écrite. On y sent une passion sincère et l'on voit bien ces graves messieurs (tous des propriétaires terriens et des notables) s'encourager dans leurs résolutions. On sent dans ces lignes les vibrations de l'indignation, la conviction du bien publique, l’honnêteté outragée. L'affaire par sa nature, ses enjeux, a dû d'ailleurs agiter bien des esprits à l'époque.
L'histoire se passe au printemps 1836, lors de la session du 8 mai du Conseil Municipal de Guémené Penfao. Il y a là : Joseph Simon, le Maire ; Laurent Simon, son adjoint ; MM. Frèrejouan du Saint, Dréan, Potiron Boisfleury, Lenoir, Pierre Frèrejouan, Courgeon, François Roué, Jean Baptiste Gaudin, Malard, Bernard, Tessier, Alliot, Jean David et autres, conseillers municipaux.
On vient d'épuiser l'ordre du jour de la séance, des sujets graves :
- désignation d'un membre de Guémené du jury en charge de délivrer des encouragements agricoles ;
- conditions financières des prestations en nature pour la réfection et l'entretien des chemins vicinaux ;
- rémunération de l'instituteur primaire ;
- réception des comptes de M. le Percepteur.
Mais ce n'est rien, non, rien, en regard du sujet suivant (et ultime) sur lequel M. Le Maire est interpellé, à savoir : l'affaire des bureaux de tabac.
Le début de cette affaire assez sombre se situe l'année précédente. Un bruit circule et émeut la ville : les deux bureaux de tabac de Guémené Penfao seraient réunis en un seul. L'un de ces débits est tenu par Melle Pinczon ou sa maman, veuve de militaire ; l'autre vient d'être repris par M. Desgraviers qui y succède à M. Colombat qui a depuis quitté la commune.
Ému également par la perspective d'une réunion des deux bureaux au détriment de Melle Pinczon, le Maire a écrit une première lettre au Directeur des Contributions Indirectes de Savenay pour réclamer contre cette éventualité. Celui-ci a répondu par un courrier en date du 8 octobre 1835 dont la teneur va scandaliser l'assemblée municipale de Guémené Penfao.
Depuis cet échange épistolaire, la réunion des bureaux à semble-t-il eu lieu. Suite à un autre courrier au Directeur des Contributions Indirectes de Nantes, ce dernier a répondu par une lettre en date du 3 mai 1836 - tout récent donc - justifiant, texte de loi à l'appui, la décision de fusion des bureaux de tabac.
Lors de la séance du 8 mai 1836, le Conseil Municipal va donc riposter auprès du Préfet de Loire-Inférieure pour demander la révocation de la décision de réunion des bureaux : la délibération municipale, telle que consignée dans son registre, constitue, en quelque sorte, la trame de cette demande au Préfet.
La délibération comporte trois temps :
1- une dénonciation virulente des propos contenus dans le courrier du Directeur de Savenay ;
2- un contre argumentaire juridique astucieux à partir du texte de loi transmis par le Directeur de Nantes ;
3- un plaidoyer politique axé sur la défense de l'intérêt public.
1- Réponse au Directeur de Savenay
On ne connait le courrier du Directeur de Savenay qu'en creux, par les réponses fournies par le Conseil Municipal de Guémené. En tout cas, comme il est dit, le Conseil "n'en est pas médiocrement surpris", qu'on en juge.
D'après le Directeur de Savenay, le sieur Colombat aurait été victime d'une sorte de cabale, d'intrigues, de tracasseries et de manœuvres visant à le faire quitter la commune et à céder son commerce. Son successeur lui-même, M. Desgraviers, "aurait été vu avec répugnance par certaines personnes de cette localité". Et de menacer : si les tracasseries reprennent avec M. Desgraviers, l'Administraton "aurait pour devoir de les faire cesser par la réunion des deux débits qui terminerait une concurrence capable de paralyser les bonnes intentions de son agent principal". En clair, pas de tracasseries pour le successeur, pas de réunion et tout va bien pour tout le monde.
Le Conseil prend la mouche et voit dans cette lettre une accusation à peine voilée à son endroit de complicité active à l'éloignement des préposés. "Ne voulant pas rester sous une imputation aussi injurieuse et calomniatrice", il répond avec vigueur et propose une autre explication, particulièrement "saignante", au départ de M. Colombat :
- M. Colombat n'est pas parti suite à une intrigue mais pour des motifs d'intérêts personnels que connaît sans doute le Directeur de Savenay. En effet, "il est de notoriété publique" que M. Colombat a cédé son titre de buraliste à M. Desgraviers pour 4 à 500 francs ;
- D'ailleurs - et là ça cogne -, M. Desgraviers en achetant cette charge, "n'a-t-il pas déjà spéculé sur la réunion des deux bureaux à son profit qu'il comptait obtenir par de faux rapport ou la promesse de M. le Directeur de Savenay" ?
- En tout cas le Conseil pense vraiment qu'il y a collusion entre Desgraviers et le Directeur de Savenay, vu "l'importunité d'une mesure aussi étrange, prise dans l'intérêt d'un seul au détriment d'une population considérable [Guémené compte 4000 habitants environ à cette époque], mesure qui n'a été obtenue qu'en s'étayant sur des calomnies et des faux rapports mensongers".
- Pour finir comme il se doit, le Conseil dément toute manœuvre et s'insurge contre les propos du Directeur de Savenay.
2- Contre argumentaire juridique
Le Directeur de Nantes a transmis l'arrêté ministériel du 21 mars 1832 sur lequel se fonde la décision de réunion des bureaux. Le Conseil Municipal de Guémené, l'ayant étudié attentivement, tout en reconnaissant l'opposabilité de ce texte, y dégote des éléments permettant de plaider le maintien de deux établissements.
En effet, cet arrêté précise que si un débit de tabac est nécessaire à l'existence du conjoint ou d'un enfant de titulaire de cette charge après le décès de ce dernier, il peut être maintenu à leur profit.
Le Conseil estime que Melle Pinczon se trouve exactement dans cette situation et doit donc conserver son débit de tabac.
3- Défense de l'intérêt public
Le Conseil tente d'élever un peu le débat en le portant sur le terrain de l'intérêt de la localité qu'il y aurait à maintenir les deux débits.
Ainsi commence-t-il par observer qu'il y a plus de 20 ans que l'on dispose de deux buralistes au bourg de Guémené (cela remonte donc à la fin de l'Empire) et qu'il y en a même un troisième à Beslé dont personne ne se plaint et sans qu'il porte ombrage aux deux du bourg de Guémené.
Ensuite, le Conseil relève que les ressources de la commune tendent à se développer. Des développements importants, sources sans doute de population et de besoins en tabac, sont à attendre : perspective d'un marché ainsi que de routes départementales et de grande communication devant traverser le chef-lieu.
Enfin, cerise sur le gâteau, le maintien d'une seul bureau serait une source insupportable d'incommodités pour la population "qui faisant sa provision de la semaine les dimanches à l'issue des messes, ne pourrait approcher du comptoir qu'après une longue attente, qui deviendrait pénible surtout en hiver". On voit la scène. Ainsi, puisque jusqu'à présent deux débitants ont pu vivre de leur commerce, "il n'est pas nécessaire de gêner toute une population pour en enrichir un seul".
La délibération se conclut donc par une demande unanime de révocation auprès du Préfet accompagnée des signatures des conseillers, non sans une ultime péroraison municipale :
"La justice de cette réclamation est un sûr garant de sa réussite".
L'histoire ne dit pas si Melle Pinczon a fini par récupérer son bureau de tabac. Ni ce qu'il advint des sieurs Colombat et Desgraviers. Des Directeurs de Savenay et Nantes, non plus. Si, par quelque recherche personnelle, vous en avez idée, merci de me le faire connaître.
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