Il existe à Guémené, dans l'entre-deux-guerre, plusieurs dizaines de débits de boissons. La plupart sont bien sûr fréquentés par des cultivateurs ou des marchands de bestiaux, notamment les jours de foire.
Bien des affaires sont conclues dans ces estaminets, bien des arnaques aussi. Et puis, la présence de tous ces hommes venus pour discuter, boire et négocier signifie deux choses : de l'argent et de la spéculation. Spéculation sur leurs chances de réussir la bonne affaire...
Du coup, cela offre une opportunité à celles et ceux qui peuvent permettre d’entre-apercevoir cette chance.
C'est ainsi qu'un entrefilet de l'inépuisable Ouest-Éclair a attiré mon attention. La scène se passe en juin 1926, dans une auberge de Guémené. Laquelle ? on ne sait.
Une femme d'âge moyen, peut-être revêtue de fichus et la mèche au vent, va de tables en tables. Porte-t-elle à son poignet un bracelet brillant et sonore, des bagues de mauvais métal, une grande boucle à l'oreille droite ? Elle a tout l'air d'une bohémienne...
Elle apostrophe le chaland en lui montrant un jeu de cartes de Tarot. Ce n'est pas la première qu'on voit traîner : alors en effet, "les diseuses de bonne aventure sont légion dans nos campagnes".
Elle propose au regard qui s'accroche le "petit jeu" ou le "grand jeu", selon que les maquignons attablés sont plus ou moins généreux.
Ce jour-là, elle prédit à Choblet, qui n'en demandait pas tant, "bonheur de bétail"...Mais le plus enthousiaste fut Blain à qui elle assura qu'il se marierait dans les trois mois.
A ces mots, ne se sentant plus de joie, Maître Blain ouvrit une large bourse et laissa tomber son écot : tournée générale !
Hélas, la maréchaussée rôdait...et vint rabattre la joie de la compagnie. On ne sait pas non plus lesquels des quatre gendarmes de Guémené procédèrent à l'arrestation de cette criminelle Nostradamus des campagnes : était-ce Auguste Terrier, Alexandre Poidevin, Camille Vieulle ou bien encore Léon Roudeau ? Probablement deux d'entre eux, car ces choses-là vont souvent par paire.
Quand la force publique s'encadra dans la porte du débit de boisson, un silence inhabituel se fit. La future coupable ne dut pas s'étonner de ce que les gendarmes se dirigeassent vers elle : sans doute en avait-elle l'habitude. L'un d'eux l'apostropha tandis que l'autre s'emparait du jeu de cartes pour l'examiner.
L'affaire ne fut pas longue. Un petit interrogatoire d'identité, une question sur le domicile, un constat sur le matériel confisqué - les cartes - et le compte de la pauvre femme était "bon".
La romanichelle finit sa journée à la gendarmerie de Guémené, poursuivie pour vagabondage et recel de jeu de carte frauduleux.
En fait, Elmée (un prénom taillé pour le métier) était une bohémienne née dans l'Aveyron, à Millau précisément... Sauvert de son nom, elle était veuve d'un certain Ayffre et âgée de quarante-trois ans au moment des faits. Pauvre, elle errait à travers la France, prédisant l'avenir des autres, sans futur pour elle-même.
Outre le vagabondage, son tort était de faire son métier avec un jeu de carte non autorisé. Car, je viens de l'apprendre au détour de ce sujet, en France, entre 1751 et 1945, l'Etat réglementait la fabrication des jeux de cartes. Histoire de faire rentrer de l'impôt.
Les cartes devaient ainsi être fabriquées avec un papier particulier, et lui seul, doté d'un filigrane. Le filigrane étant imposé par l'Administration, il était donc commun à l'ensemble des fabricants.
On pouvait cependant trouver des jeux moins chers, puisque réalisés à partir de papier non "timbré"...Pour cette économie, pour cette violence faite au Fisc, aux conséquences non anticipée, la diseuse de bonne aventure de l'Aveyron finit dans les geôles guémenoises.
On ne sait du coup si les prédictions faites à Choblet et Blain, frelatées par l'emploi de cartes non fiscalisées, purent se réaliser. Si c'était le cas, ce ne serait pas très moral, du moins d'un point de vue citoyen.
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