Les deux cartes postales ci-dessous ont été parmi les premières que je me suis procurées quand, naguère, j'ai commencé ma petite collection autour de Guémené.
Elles ont un air de photos des années cinquante soixante du siècle passé, un air de famille avec les photos que faisaient nos parents : ce noir et blanc dentelé nous ramène aux souvenirs d'enfance. Comment résister dès lors à leur acquisition, dans toute collection débutante et nostalgique ?
Si l'on se remettait à la place du photographe qui les a prises, on n'y verrait plus rien pratiquement de ce qui remplit l'espace. Les grands bâtiments de la minoterie ont cédé la place à un parking, le vélodrome, sa piste, sa tribune de bois rustique, ne sont plus qu'un souvenir.
Il est peu de lieu qui pourtant ne soit tant associé pour moi au Guémené de mon enfance. Comme sur ces cartes postales, il y faisait toujours chaud et la pelouse centrale ressemblait à un pré. Tout y semblait précaire : la tribune, les barrières qui ceignaient la piste, le dispositif face aux tribunes sur lequel on allumait un certain feu d'artifice.
En revanche, les agrès blancs, où je n'ai jamais vu personne pratiquer, m'ont toujours étonné par leur blancheur et leur robustesse : ils avaient ainsi un je-ne-sais-quoi de moderne qui leur conférait un caractère d'objet importé, en quelque sorte étranger. J'avais accoutumé de me pendre par les bras en-dessous d'une petite plateforme qui se situe à mi-hauteur des poteaux de soutènement, et de faire quelques tractions, mais sans plus, tant leur hauteur pouvait m'impressionner.
J'ai le souvenir de soirées de courses cyclistes. Je suis sûr d'y avoir vu courir Poulidor qui était alors un vrai héros, et sans doute aussi y avait-il des courses derny, car je revois distinctement, passant devant les spectateurs en bordure de piste, les ridicules petits vélomoteurs nauséabonds précédant des coureurs.
Il devait aussi y avoir un speaker et une sono. J'entends encore des annonces du style : "Monsieur X, tel et tel commerce, offre 50 francs, 5.000 anciens francs, au vainqueur...."
Et puis il y avait le feu d'artifice final, en forme de vélo, qui prenait place sur le tréteau central : ses roues tournaient dans la nuit chaude, sous l'effet de l' habile pyrotechnie...
Des publicités pour toutes sortes d'activité recouvraient l'intérieur de la barrière du bord de la piste : on le voit sur les détails des deux cartes que je reproduis ci-après.
Je ne sais pas si à l'aune des conceptions modernes de la communication, ces investissements publicitaires étaient bien utiles ou efficaces...Et même pour l'époque...
Il n'y avait qu'un Ménard, et, pour quelque cadeau de pas grand-chose que ce soit, il ne serait venu à l'idée de personne (toujours pas chez nous) d'aller ailleurs que chez Ménard. J'y suis en pensée et souvenir avec ma Grand-Mère Gustine, je nous revois errer dans ce grand magasin de la rue de l'Eglise...
Il en va de même pour Trivière dont je revois distinctement le visage surmonté d'une éternelle casquette et celui de sa femme, dans le petit magasin entre le calvaire et la rue Jean Friot.
Evidemment, on le connaissait comme peintre ou pour remplacer une vitre cassée, mais on venait aussi, assez banalement, y acheter des fleurs en plastiques ou quelque autre objet d'ornement funéraire pour mettre au cimetière. Et si je garde souvenir de quelque chose d'aussi banal, c'est sans doute que ma Grand-Mère manifestait - comme les gens de son temps et de son milieu - une passion morbide mais tranquille pour les morts, qui dut nous amener plus souvent qu'à notre tour dans ce petit magasin sans charme.
Je pourrais évoquer Bibard l'horloger ou Lanneau le photographe. Mais c'est Borgogno, le maçon italien qui me laisse le plus impressionnant souvenir.
Au vélodrome, on vante ses talents de cimentier et de maçon et au dessus de son nom il est fait mention du salon de coiffure pour dame que, je crois, son épouse tenait. Comprenne qui pourra...Mais n'était-ce pas évident pour tous, en fait ?
On s’intéressait chez nous à cet homme, certes d'un peu loin, car italien comme mon père. Je revois clairement sa silhouette, surprise un jour par la fenêtre du magasin de la rue de Mirette. J'y associe un petit nez pointu.
On chuchotait déjà beaucoup sur sa maladie et sur sa mort future et proche, en particulier chez la bouchère d'en face, Madame Poupon. Les récits étaient épouvantables : peut-être que mon imagination d'enfants en rajoutait, mais on parlait d'un corps déjà en décomposition alors même qu'il vivait encore.
Il se trouve que ma Grand-Mère m'emmena à son enterrement (ou du moins ce que je tiens pour le sien). Il faisait chaud : je ne me rappelle que la scène dans le cimetière (car à l'époque tous les participants à la cérémonie accompagnaient le corps au cimetière).
Dans le milieu, dans l'allée centrale, était posé le cercueil et nous faisions la queue avec Grand-Mère pour présenter les condoléances.
Je ne sais pas quel menuisier avait fabriqué le cercueil (Hurel peut-être ?) ; je ne sais pas combien de temps on avait laissé passer entre le décès et la cérémonie, mais une puanteur aigrelette exhalait de la boite sous le soleil, une odeur écœurante de mort en putréfaction.
Quand vint notre tour de saluer la famille, la veuve en habit de circonstance me gratifia d'un "toi aussi tu es là mon petit !" éploré. Je compris alors confusément que j'aurais pu ne pas venir et m'éviter ce traumatisme olfactif...
Je me suis longtemps demandé si mon père parlait à cet italien. Ils n'étaient pas du même coin, Emile Borgogno étant né dans le nord-ouest de l'Italie, à Roasio dans la Province de Verceuil, au pied des Alpes, et mon père dans le delta du Pô, au nord-est.
Et puis aussi comment son oncle, le cimentier Dominique Perazzi (natif d'un village voisin de celui de son neveu : Bosco del Reale), avait bien pu atterrir à Guémené...Mystère de la misère qui pousse à quitter son pays...
Comme Emile Borgogno, la plupart des annonceurs publicitaires d'alors (sinon tous) sont au cimetière, assemblés pour l'éternité, comme ils l'étaient alors pour l'instant, autour de la piste, pour le spectacle du vélodrome.
Ils ont disparu, comme leurs commerces. Leurs noms sur leurs tombes n'annoncent plus rien de commercial, ils ne vantent plus rien de ce qu'ils furent et que chacun savait alors, et qu'on ignore aujourd'hui.
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