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samedi 6 avril 2013

Le Chant du Dupard


J'aime l'histoire locale des petites communautés parce qu'on peut deviner les effets d'un événement sur les esprits. Ce faisant, pour peu que l'événement se situe dans des lieux que l'on connaît, il dégage pour soi-même une certaine "palpabilité". En clair, c'est un peu comme si on y était.

Le thème d'aujourd'hui est une visite du Préfet de Loire-Inférieure à Guémené, le 2 octobre 1941.

Dans le monde, la guerre fait rage bien entendu et l'Histoire suit son cours : les troupes allemandes sont entrées en Russie et arrivées aux portes de Leningrad ; ces mêmes troupes ont envahi et vaincu la Yougoslavie et ont débarqué en Libye.  En Syrie et au Liban, toutefois, les troupes françaises libres et britanniques ont réussi à circonvenir l'armée de Vichy.

En France, l'Occupation s'installe un peu plus. La Résistance commence aussi à s'organiser, tandis que les rafles de juifs se développent.

En Loire-Inférieure, le préfet se nomme Philippe Dupard : contrairement à la plupart de ses collègues préfets de l'Occupation, il occupait déjà ce genre de poste avant guerre.

A Guémené, on vient tout juste de changer le Maire. Le nouveau nommé s'appelle Chollet, c'est un ingénieur en chef retraité du service vicinal. Un petit vieux fonctionnaire de la campagne, en somme, qui s'occupait de l'entretien des routes du département. Bref, tout à fait l'homme pour dégager la voie, à Guémené, de la Révolution Nationale chère au Maréchal.

La visite préfectorale mobilise les autorités locales. A son arrivée à la mairie de Guémené, Philippe Dupard est en effet accueilli par une délégation menée par Emerand Bardoul (non, il ne vient pas de Groland, il est né à Nantes), maire de Marsac-sur-Don, conseiller général et député de Loire-Inférieure.

Celui-ci est entouré du "jeune" maire de Guémené, de son premier adjoint (Métayer), des maires de Pierric (Geffray) et Massérac (Taillandier), plus les deux adjoints "spéciaux" de Guémené pour Beslé et Guénouvry. Enfin, le sous-préfet de Chateaubriant, qui devait s'ennuyer, est aussi venu faire un tour.

L'accueil du représentant du Chef de l'Etat Français commence par une noble harangue d'Emerand  censée présenter au préfet la population du cru. Je vous la passe telle quelle, tant elle fleure bon son maréchalisme de bon aloi et la rhétorique politique surannée : 

"Enfants de cette race bretonne méditative et fière, nous avons su conserver, avec la persistance de notre foi, le respect des vieilles coutumes et un attachement profond à notre sol.

Quand on a l'âme paysanne, quand on aime sa terre qui est aussi celle de ses morts, on peut se sentir l'esprit plus apaisé, puisant dans ce double amour, et en dépit des difficultés de l'heure, les plus sérieuses raisons d'espérer..."

Pour les lecteurs qui n'auraient pas encore tout compris du message, le journaliste (un certain R. Fève), qui fait le compte-rendu de la visite préfectorale pour Ouest-Éclair, commente et précise :

"Il est vrai, en effet, que l'on a raison d'espérer dans le redressement de notre pays quand on voit l'admirable effort de nos ruraux, leur ardeur au travail, quand on sait comment ils conservent leurs traditions et la notion des valeurs morales"

Paternalisme ("nos" ruraux), terre, travail, tradition et, probablement, religion, quoi.

Ensuite, la séance d'échange de blabla continue. D'un côté, Emerand explique les problèmes du canton, de l'autre, le préfet en appelle à la solidarité et au devoir des français (ruraux).

Le discours du député Bardoul comprend deux volets. Le premier attire l'attention sur la médiocre conjoncture économique locale dans l'idée de diminuer les réquisitions allemandes. L'activité commerciale est entravée au niveau des échanges interdépartementaux ; les récoltes de céréales ont été désastreuses et les exploitations agricoles sont petites et familiales.

Puis, sans qu'on voit forcément le rapport, il se lance dans une réflexion politique : le nouvel ordre politique et étatique qui se met en place doit veiller à relever l'état matériel et moral du monde rural. Il peut d'ailleurs, enchaîne-t-il, compter sur les assistantes sociales rurales et les conseillères municipales (?!). Très maréchaliste, le député termine en appelant à une organisation départementale qui fasse l'union de la profession agricole.

Ça tombe bien, car le préfet est lui aussi dans le délire de l'union. Pour lui, il faut que la campagne (qui produit des denrées) gagne en esprit collectif et en solidarité vis-à-vis des villes (qui n'ont rien à manger) en respectant les lois nouvelles (sous-entendu : les lois de réquisition alimentaires qui dépouillent les campagnes au profit des allemands et non des villes). Et comme il n'avait pas fini ses courses, le préfet en profite pour exhorter tout le monde à souscrire à l'emprunt du moment qui, dénigré, peine visiblement à trouver preneur, tel un vulgaire emprunt grec d'aujourd'hui. C'est un devoir, dit-il.

Ensuite, on entre dans le vif des vrais sujets : le maire de Guémené répète qu'il n'y a ni céréales, pour la faim, ni pommes, pour la soif. Il demande respectueusement si l'on ne pourrait pas autoriser les paysans à moudre leur blé noir, chose qui semble donc interdite. Visiblement le préfet botte en touche.

Puis à son tour, le représentant du Maréchal fixe, pour le canton de Guémené,  le quota et le prix des produits réquisitionnées, bois (2 stères pour 10 ha ; 100 francs - 30 euros - l'unité) et céréales. Le maire de Guémené explique comment s'organisera le ramassage...

Après tout ce travail, voici venu le temps de la récréation. Au programme de ces messieurs : visite à l'Hospice, serrage de pognes d'enfants et gerbe au monument aux morts.

L'Hospice de la route de Beslé, dont la construction a commencé en 1937, a ouvert en 1939. Il était temps ! Il est tout neuf, en somme, et chacun de s'extasier. Comme le dit le journaliste, "voilà une réalisation de très grand style !". Et pour ajouter au bonheur, la "journée" n'y coûte que 11 francs 50 (4 euros). Pour ce prix-là, on en prendrait bien plusieurs, en effet...

Sur l'aspect du prix, le commentaire du journaliste confine d'ailleurs à l'humour noir (sans doute involontaire) : "N'est-ce pas stupéfiant par les temps actuels ?". Sans doute en effet la demande de places à l'hospice, "par les temps actuels" pourrait bien avoir tendance à s'accroître... 



L'article s'agrémente par ailleurs de deux autres photos légendées où l'on voit le préfet au seuil d'une maison, penché vers des enfants (probablement encore vivants) et une autre où on le saisit en train de poser une gerbe au monument aux morts (qui sont, eux, bien morts hélas).




On notera que pour ménager la susceptibilité de ses collègues, le préfet n'a pas jugé utile de prendre un bain de foule. A moins que les guémenois du bourg dans leur ensemble n'en aient pas forcément manifesté le désir, ce qui serait plutôt à leur honneur.

Un mot enfin sur le destin d'Emerand Badoul.  



Bien qu'il eût voté les pleins pouvoirs à Pétain en 1940, il garda à la Libération sa place de maire de Marsac (qu'il avait héritée de son père...) puis fut réélu jusqu’en 1971. Avant-guerre, il appartenait à un petit parti de notables qui vira gentiment vers la droite et même un peu plus, parfois. Ce juriste de formation et maire insubmersible mourut à Marsac en 1980.

Beau parcours, belle moustache.

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