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samedi 27 avril 2013

Clercs en goguette


Quand Bret et Carudel se sont quittés hier soir après l'apéritif, ils sont rentrés chez eux, bien sûr pour dîner. Sitôt fait, ils se sont assurés que leurs habits du dimanche étaient bien prêts. Car demain est un grand jour pour Bret et Carudel, un jour qui compte dans la vie d'un clerc de notaire.

En effet, ce dimanche 31 mai 1931, Guémené accueille l'Assemblée Générale de l'Amicale des Clercs de notaire et du personnel des études de l'arrondissement de Saint-Nazaire. Ce n'est assurément pas une petite affaire, et l'on peut dire que depuis quelques temps, cela s'agite pas mal chez les gratte-papiers des deux notaires de Guémené.

Pensez donc, Jean Bret est principal clerc chez M° Henri Fournis et il a le privilège d'occuper le poste de Président de l'Amicale des Clercs de notaire. Une lourde responsabilité qui lui a valu pas mal de soucis ces derniers temps. Heureusement que Émile Carudel était là pour prêter main forte à l'organisation de cette assemblée générale. Carudel est un homme de sens, également clerc principal, mais dans l'autre étude guémenoise, l'étude de M° Eugène Geffray.

Jean Bret est veuf et Émile Carudel célibataire. Deux quinquagénaires un peu esseulés.

En se levant ce matin, Bret et Carudel ont pu voir que le ciel était nuageux. Pas sûr qu'il pleuve, ça pourrait même bien s'améliorer l'après-midi. Enfin, il ne fera pas trop chaud, c'est toujours ça. Un coup d'oeil dans la glace avant de sortir : les raies sont bien droite sur les têtes, et les cheveux restants, courts et nourris de gomina, sont bien plaqués sur les crânes.  Les filles Bret, Marie (9 ans) et Germaine (19 ans), embrassent leur vieux papa ; Emile salue sa belle-soeur. Allons-y.

Les membres de l'Amicale doivent arriver en début de matinée. Un car est parti de Saint-Nazaire vers 7 heures 45 et ramasse sur son trajet les membres de l'arrondissement qui sont accueillis à chaque fois avec des vivats et des cris de bienvenue. Savenay est bientôt passé, puis c'est Bouvron, Blain, la forêt du Gâvre et enfin Guémené.

A leur descente du car, la vingtaine de clercs se salue. Nouvelles depuis l'an dernier, présentation des nouveaux. Puis tout ce petit monde s'achemine gentiment vers la salle de l'Assemblée, sur un pas de promenade et sous le regard curieux des paroissiennes endimanchées chargées de pain de ménage pour la semaine ou qui trottinent vers la grand-messe, et des hommes en casquette qui commencent à gagner les cafés.

Vers 11 heures enfin, la troupe est au complet. Bret, Président de l'Amicale, et Carudel accueillent avec bonhomie la troupe qui, petit à petit, prend place en raclant les chaises de la salle des fêtes. Puis Bret, Président de l'Amicale, prend la parole. Il commence par saluer la mémoire de notre regretté Président d'honneur, décédé récemment, et adresse à sa famille "ses sincères sentiments de condoléances". Il achève ces prolégomènes en saluant particulièrement la délégation nantaise forte de quatre délégués.

Sans doute fatigué par cette entame, Bret passe la parole au Secrétaire de l'Amicale pour la lecture du rapport moral.

Le Secrétaire est content, car le nombre de membres est conséquent et très représentatif de la population des clercs de l'arrondissement : 70 membres dont 44 actifs. Certes tout n'est pas parfait, et il y a bien des études dont il convient de déplorer la carence, surtout aux assemblées générales. Aussi, dans un élan rhétorique dont il a le secret, le Secrétaire lance un vibrant appel aux clercs et employés de la région pour qu'ils rejoignent la légion amicale des fantassins du notariat.

C'est ensuite au tour du Trésorier de monter à la tribune. Là aussi, pas de souci : les caisses sont pleines, notamment grâce à la générosité des membres honoraires qui se font visiblement un peu soutirer le porte-monnaie par les collègues.

Le Secrétaire reprend alors la parole pour évoquer une autre source de satisfaction puisée dans une actualité politique sociale très importante pour la cléricature. Une loi vient en effet d'être votée qui accorde la retraite aux clercs. Comme ce texte doit encore faire l'objet d'un examen au Sénat, le Secrétaire "exprime le voeu que MM. les Sénateurs voudront bien accorder à la corporation leur confiance avec la juste récompense à laquelle elle estime avoir droit". Bret et Carudel y songent, à respectivement 54 et 57 ans :  car ils n'ont pas vraiment l'intention de "décrocher leurs panonceaux", comme on dit dans la profession.

Le Secrétaire en profite d'ailleurs pour montrer combien la situation des clercs s'est améliorée depuis la guerre de 14, grâce naturellement à l'action de l'Amicale. Un peu de pub, ça ne mange pas de pain.

Comme tout va bien et que les ventres commencent à gargouiller derrière les plastrons amidonnés, l'Assemblée entame sa dernière phase : les nominations.

Carudel est élu Président d'honneur et en rosit de bonheur, sous les acclamations de la salle qu'il accueille avec sa modestie naturelle. D'autres emportent quelques postes à pourvoir.

Bientôt midi et demi. Il est temps d'aller déjeuner.

Le cortège parcourt les rues de Guémené et arrive place Simon à "l'Hôtel des Voyageurs", alias le "Petit Joseph". La propriétaire, Thérèse Goupil, les attend sur le pas de la porte.

Dans la salle du banquet, le personnel de l'hôtel a disposé des guirlandes et des fleurs.

Chacun se positionne autour de la grande table, Carudel gagne en se dandinant sa place : il préside les agapes.

De l'avis général, c'est un beau banquet : service parfait, cidres et vins "recommandés", cuisine excellente. Merci Thérèse. Au dessert, Bret s'emballe et dans un hoquet de champagne souhaite santé et prospérité à la compagnie et à l'Amicale.

Un café et un pousse-café là-dessus, langues et gorges entonnent quelques chansons "traditionnelles" pour la digestion, puis les faces rubicondes sortent respirer l'air doux de l'après-midi. Les ventres se sont arrondis, les canotiers commencent à tanguer sur le côté. Oubliés la casquette à visière, les manchons de lustrine, le rond de cuir et les longues heures d'écritures fastidieuses à l'étude. Vive la fête, vive Guémené ! A bas les hémorroïdes !

La suite de l'histoire est de la responsabilité d'un clerc de Saint-Nazaire qui la raconte. Visiblement nous sommes au coeur de l'Assemblée Générale : le compte-rendu se fait plus elliptique.

On part dans la campagne reconnaître quelques sites remarquables du pays guémenois qui en compte de "vraiment merveilleux". Le soleil tape un peu et conjugue ses efforts au cidre, au vin, au champagne et à l'eau-de-vie pour déstabiliser certains membres de l'Amicale. On déplore ainsi quelques chutes, inévitables en terrain glissant.

On peut se demander quand même si ce beau monde n'avait pas un peu abusé de la boisson. Car le clerc de Saint-Nazaire nous indique que ces chutes vinrent égayer cette agréable sortie...en montagne ! Pour confondre le Rocher des Amoureux avec le Pic du Midi et Mont Noël et ses vergers avec le Mont Blanc, il faut au moins avoir de l'imagination.

Pendant que les anciens cuvent et rêvent de hauteurs, les plus jeunes filent à Beslé pour quelques tours de valse et quelques tangos chaloupés à la guinguette du Port.

Mais hélas, toutes les bonnes choses ont une fin. Bientôt le car ramène son petit monde vers Le Gâvre, Bouvron, Savenay et Saint-Nazaire. On entend quelques ronflements malgré le bruit du moteur...

La rumeur de la fête de dissipe. Bret et Carudel se frottent la panse : une bien belle journée, une grande réussite. On se remémore les gadins dans la campagne, les plats de la mère Goupil, le champagne.

Chacun regagne enfin son logis, retrouve sa visière, ses manchons de lustrine et son rond de cuir, sa belle-soeur ou ses filles. On s'en promet pour l'année prochaine.

Voici, pour achever cette belle journée, quelques photos souvenirs d'Eugène Geffray, notaire ; de Thérèse Goupil (jeune) et le "l'Hôtel des voyageurs" dans les années 30 du siècle dernier.




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