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jeudi 27 décembre 2012

Du Pont(-de-Beslé) Lajoie


L’histoire que j’entreprends de narrer, qu’on se rassure, n’est pas aussi dramatique que celle du célèbre film d’Yves Boisset : il n’y aura pas de morts, ou alors de très petite taille.

Elle offre à mes yeux l'intérêt, au-delà d'une incursion pittoresque dans nos contrées d'il y a un siècle et demi, leurs moeurs et leurs usages, de conserver peut-être une certaine forme d'actualité. Jugez-en.

L’action se situe fin 1869 : le Second Empire agonise sans le savoir, partagé entre autoritarisme et libéralisme.
Elle a pour cadre Beslé et Guémené. Elle a pour protagonistes principaux : la populace avinée de Beslé ; deux gendarmes de Guémené ; le brigadier commandant la gendarmerie de Guémené ; le maire de Guémené ; le procureur impérial de Saint-Nazaire, et un brave type.

Le drame que je vais vous rapporter a été décrit dans deux journaux : la Presse et le Phare de Nantes. La Presse est un journal parisien important, marqué par la personnalité de son fondateur, Emile de Girardin. Girouette, il est à la fin du Second Empire favorable à la faction libérale du bonapartisme d’alors. Le Phare de La Loire, dont s’inspire le précédent pour cette histoire, publié à Nantes et lointain ancêtre de Presse-Océan, appartient aussi à la mouvance gentiment libérale de l’époque.

A cet égard, l’article dont je m’inspire largement se comprend aussi comme une dénonciation illustrée du régime impérial autoritaire. En voici l’argument : un honnête homme, vivant de son génie et de son travail, est victime de la haine populacière de l’étranger et de l’arbitraire des autorités locales, jusqu’à ce que le bon sens d’une autorité supérieure fasse triompher le droit, sinon la justice

Avant d’entrer dans les trois actes du drame, il faut en présenter un peu la victime.


Prologue : Jacques Lassus, victime (ou héros)

Il s’agit probablement de Jacques Lassus ou Jacques Lassus dit Coutouné ou encore Jacques Lassus-Coutouné, né le 26 décembre 1816 à Andoins, canton de Morlaas, tout près de Pau (Basse-Pyrénées, depuis Pyrénées-Atlantiques). Il est le fils de Jean Lassus dit Coutouné et de Catherine Casanave, mariés le 14 décembre 1814 à Andoins, âgés chacun de 19 ans. Son père meurt le 22 juin 1826 âgé de 30 ans laissant deux enfant (Jacques et Anne, née le 9 février 1820).

On sait que Jacques embrasse d’abord la profession de laboureur de son père, à Andoins.

Mais Jacques va donner un cours nouveau à sa vie : le Catalogue des brevets, édition de 1855, nous apprend en effet qu’il a pris le 8 juin 1854 un brevet de 15 ans pour son procédé de destruction de la taupe-grillon, appelée encore « courtilière ».

Cette horrible bestiole, pour ceux (comme moi) qui l’ignoreraient, est la terreur des jardins (« courtils »). Cet insecte omnivore gros comme un grillon, vit sous terre et creuse des galeries comme une taupe. Il mange littéralement les pissenlits (et les autres ornements végétaux de nos potagers) par la racine, causant d’immenses dégâts. Son éradication est donc cruciale pour les jardiniers.

Le rayonnement de l’invention de Jacques Lassus va s’étendre. Un journal local des Pyrénées (le Mémorial) vante la puissance du procédé breveté : il permettrait de détruire dix courtilières à l'heure, huit fois plus que par tout autre système connu et cela en toute saison…

On y apprend en outre que « M, Lassus-Coutouné est porteur de nombreux certificats attestant les heureux résultats obtenus ...Il se charge d'opérer dans chaque commune moyennant une rétribution de 100 francs payable par 25 fr. ».

Une autre gazette, le Journal de Toulouse dans son édition du  14 avril 1858, se fait l’écho, au détour d’une annonce, des talents, des tarifs et de l’honnêteté de l’inventeur : « M. Lassus-Coutouné, inventeur d’un procédé reconnu bon par une commission de la Société d’horticulture de Toulouse, pour la destruction de la Courtilière ou Taupe-Grillon, se rendra, moyennant la somme de 20 fr., chez MM. les propriétaires du département de la Haute-Garonne qui le feront appeler, et de 30 fr. pour les autres départements. Le paiement n’aura lieu qu’après réussite des expériences ».

Enfin, la Presse du 3 décembre 1869, nous confirme la valeur et de l’inventeur et de son procédé :  « M. Lassus est l’inventeur d’un procédé […] qui lui a valu de nombreuses mentions honorables dans plusieurs comices agricoles, une médaille d’argent et, le 14 novembre dernier, une mention de la nouvelle Société d’horticulture de Nantes ».

Ainsi donc, depuis pas mal d’années, Jacques Lassus, expérimenté et reconnu, parcourait-il les campagnes, exploitant son procédé devenu son seul moyen d’existence, quand il se pointe à Beslé par un beau jour d’automne…


Acte I : La loi des poivrots

Jacques Lassus arrive à Beslé le dimanche 21 novembre 1869 et se rend à « l’auberge du Pont-de-Beslé » (comprendre sans doute « l’auberge du Port », près du pont sur la Vilaine nouvellement construit). Il y prend son dîner, mais voilà : « Plusieurs personnes qui passèrent une partie de la nuit à boire dans cette auberge le menacèrent de le faire arrêter. »

Pourquoi ? : « L’ennemi des courtilières porte avec lui divers petits instruments, piochette, sac en cuir, entonnoirs, dont l’originalité éveilla la curiosité et la défiance dans des esprits déjà prévenus et décidés à voir dans tous étranger un incendiaire ».  De bonne foi, Jacques tente en vain de raisonner l’assistance : « La présentation de ses papiers, passeport, certificats, journaux, médailles, rien ne fit ; c’était un incendiaire, il ne fallait pas en douter. »

La nuit, il entend même tirer des coups de fusil sous ses fenêtres, mais aussi quelqu’un déconseiller à d’autres de le faire arrêter tant il paraissait  un honnête homme, doté des certificats les plus honorables. « La nuit se passa sans incident nouveau. Le lundi, M. Lassus parcourut la commune, faisant ses offres de services. »

Mais vers cinq heures du soir, deux gendarmes de Guémené viennent demander à l’auberge s’il y avait des voyageurs…


Acte II : Une instruction bâclée

Tout se gâte à nouveau, comme on peut en juger : « M. Lassus montra aux gendarmes son passeport, des journaux parlant de lui, des certificats et autres pièces établissant sa parfaite honorabilité. Malheureusement, le passeport était périmé de quelques semaines. »

Les gendarmes privilégient évidemment ce qui cloche sur ce qui va dans le sens du suspect : « On l’arrête alors, et il est conduit devant le maire (Fidèle Simon) et le brigadier de gendarmerie de Guémené-Penfao (Pierre Jorreau) ».

Les deux personnes (apparemment) les plus puissantes de Guémené vont alors faire preuve de leurs capacités : « Malgré ses protestations énergiques, on dit [à Jacques Lassus] que les instruments dont il est porteur ne sont pas destinés à détruire les courtilières ; on lui dit qu’on va le mettre en prison, pour ensuite être conduit devant le procureur impérial, à Saint-Nazaire. » .

Et puis comme il est dangeureux et têtu, il va voir ce qu’il va voir : « Reconduit à la gendarmerie, M. Lassus est fouillé avec brutalité, on retourne ses poches, on s’empare de tous ses papiers, on cherche dans ses bottes, on défait sa cravate pour en visiter les moindres plis, on lui prend 40 fr. qu’il avait dans son porte-monnaie, mais on oublie 40 c. au fond d’une poche de gilet ; on lui enlève son mouchoir de poche, mais on lui laisse sa montre et sa médaille d’argent. ».

Je n’ai rien à ajouter à l’ironie de la description de la fouille par le journaliste de la Presse qui enchaîne : « Ces précautions prises, on le renferme avec d’autres détenus dans une prison où il ne faisait pas plus clair à midi qu’à minuit. Sur sa demande, on veut bien lui apporter pour son dîner deux sous de pain, deux sous de fromage et un verre d’eau. »

L’infortuné inventeur n’est pourtant pas au bout de ses peines : « Le lendemain matin, on apporta à chaque prisonnier un morceau de pain ‘ très noir ‘… Il demande un de ses livres d’agriculture pour essayer de trouver les heures moins longues : on le lui refuse. Il demande du papier pour écrire : on le lui refuse. Il demande un peu d’eau pour se laver la figure : on la lui refuse. »

Et comme on ne sait jamais : « Vers deux heures, on le fait sortir de prison et il subit un second interrogatoire. Toutes ses prières et ses dénégations sont vaines. »


Acte III : La victoire de la Raison

Au bout du tunnel réside la lumière : « Le troisième jour, à midi, on le fait partir pour Saint-Nazaire, attaché par une chaîne de fer à un autre prévenu, un marchand de bijoux. »

Pour autant, le voyage n’est pas que d’agrément. En effet, les gendarmes, après avoir maltraités l’inventeur, foulent aux pieds ses effets dans le fourgon, attestant de leurs mœurs de lourdauds mal élevés. Jacques Lassus témoigne ainsi de sa peine de: « … voir les gendarmes marcher avec leurs bottes pleines de boue sur mes pauvres livres, mes papiers, mon portefeuilles qu’on avait ficelés ; ces messieurs fumaient et crachaient dessus ». Et le pauvre de ravaler son indignation car, se lamente-t-il : « … je n’osais rien dire, car ils étaient les maîtres ».

Enfin il arrive chez le procureur impérial. Son état n’est pas florissant. Il raconte : « Pendant quatre jours et quatre nuits, on n’a rien voulu me donner, même en payant avec mon argent qu’on me disait confisqué et que ne reverrais plus, ajoutait-on ironiquement. Pendant tout ce temps, je n’eus que trois fois de la soupe et du pain noir. Depuis quatre heures du soir le jeudi jusqu’au vendredi à une heure de l’après-midi, on ne nous a rien donné, et quand je parus devant le procureur impérial de Saint-Nazaire,… je n’avais rien mangé depuis vingt et une heures. »

A peine auditionné par le proc’ qui, bien qu’impérial, est quand même une personne d’une intelligence élevée, ce dernier ordonne la libération de Jacques Lassus…


Morale

La Presse tire évidemment la leçon qui s’impose de toute cette navrante histoire : « Cette décision rapide est un blâme suffisant de tout ce qu’avaient fait et le maire de Guémené, chevalier de la Légion d’honneur, et le brigadier de gendarmerie. ». Au passage, tout chevalier de la Légion d’honneur qu’on est, on n’en est pas moins un gros pignouf de bonapartiste étriqué.

Il reste que le héros de cette fable est le dindon de la farce, comme le fait remarqué le journaliste : « Mais qui dédommagera M. Lassus des vexations de toutes sortes qu’il a dû subir, du temps qu’on lui a fait perdre, des traitements odieux dont il a été victime ? Sera-t-il indemnisé et essayera-t-on de réparer le tord moral et matériel qu’on lui a causé ? »

Je vos laisse deviner la réponse en imaginant ce qu’elle serait, encore de nos jours, si une mésaventure de cette sorte arrivait encore (est-ce possible ?) à quelques « étranger étrange » parcourant nos contrées…

J’aurais aimé connaître la fin que fit Jacques Lassus-Coutouné, l’inventeur-paysan béarnais, l’éradiqueur de courtilières, la terreur des taupes-grillons. Mais son destin se perd après l’épisode de Beslé.

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