L’histoire que j’entreprends de narrer, qu’on se rassure,
n’est pas aussi dramatique que celle du célèbre film d’Yves Boisset : il
n’y aura pas de morts, ou alors de très petite taille.
Elle offre à mes yeux l'intérêt, au-delà d'une incursion pittoresque dans nos contrées d'il y a un siècle et demi, leurs moeurs et leurs usages, de conserver peut-être une certaine forme d'actualité. Jugez-en.
L’action se situe fin 1869 : le Second Empire agonise
sans le savoir, partagé entre autoritarisme et libéralisme.
Elle a pour cadre Beslé et Guémené. Elle a pour
protagonistes principaux : la populace avinée de Beslé ; deux
gendarmes de Guémené ; le brigadier commandant la gendarmerie de Guémené ;
le maire de Guémené ; le procureur impérial de Saint-Nazaire, et un brave type.
Le drame que je vais vous rapporter a été décrit dans deux
journaux : la Presse et le Phare de Nantes. La Presse est un journal parisien important, marqué par la
personnalité de son fondateur, Emile de Girardin. Girouette, il est à la fin du
Second Empire favorable à la faction libérale du bonapartisme d’alors. Le Phare de La Loire, dont s’inspire le
précédent pour cette histoire, publié à Nantes et lointain ancêtre de Presse-Océan, appartient aussi à la
mouvance gentiment libérale de l’époque.
A cet égard, l’article dont je m’inspire largement se
comprend aussi comme une dénonciation illustrée du régime impérial autoritaire.
En voici l’argument : un honnête homme, vivant de son génie et de son
travail, est victime de la haine populacière de l’étranger et de l’arbitraire
des autorités locales, jusqu’à ce que le bon sens d’une autorité supérieure
fasse triompher le droit, sinon la justice
Avant d’entrer dans les trois actes du drame, il faut en
présenter un peu la victime.
Prologue : Jacques Lassus, victime (ou héros)
Il s’agit probablement de Jacques Lassus ou Jacques Lassus
dit Coutouné ou encore Jacques Lassus-Coutouné, né le 26 décembre 1816 à
Andoins, canton de Morlaas, tout près de Pau (Basse-Pyrénées, depuis Pyrénées-Atlantiques).
Il est le fils de Jean Lassus dit Coutouné et de Catherine Casanave, mariés le
14 décembre 1814 à Andoins, âgés chacun de 19 ans. Son père meurt le 22 juin
1826 âgé de 30 ans laissant deux enfant (Jacques et Anne, née le 9 février 1820).
On sait que Jacques embrasse d’abord la profession de
laboureur de son père, à Andoins.
Mais Jacques va donner un cours nouveau à sa vie : le Catalogue des brevets, édition de 1855,
nous apprend en effet qu’il a pris le 8 juin 1854 un brevet de 15 ans pour son
procédé de destruction de la taupe-grillon, appelée encore
« courtilière ».
Cette horrible bestiole, pour ceux (comme moi) qui l’ignoreraient,
est la terreur des jardins (« courtils »). Cet insecte omnivore gros
comme un grillon, vit sous terre et creuse des galeries comme une taupe. Il
mange littéralement les pissenlits (et les autres ornements végétaux de nos
potagers) par la racine, causant d’immenses dégâts. Son éradication est donc
cruciale pour les jardiniers.
Le
rayonnement de l’invention de Jacques Lassus va s’étendre. Un journal local des
Pyrénées (le Mémorial) vante la
puissance du procédé breveté : il permettrait de détruire dix courtilières
à l'heure, huit fois plus que par tout autre système connu et cela en toute
saison…
On
y apprend en outre que « M,
Lassus-Coutouné est porteur de nombreux certificats attestant les heureux
résultats obtenus ...Il se charge d'opérer dans chaque commune moyennant une
rétribution de 100 francs payable par 25 fr. ».
Une
autre gazette, le Journal de Toulouse
dans son édition du 14 avril 1858, se
fait l’écho, au détour d’une annonce, des talents, des tarifs et de l’honnêteté
de l’inventeur : « M.
Lassus-Coutouné, inventeur d’un procédé reconnu bon par une commission de la
Société d’horticulture de Toulouse, pour la destruction de la Courtilière ou
Taupe-Grillon, se rendra, moyennant la somme de 20 fr., chez MM. les
propriétaires du département de la Haute-Garonne qui le feront appeler, et de
30 fr. pour les autres départements. Le paiement n’aura lieu qu’après réussite
des expériences ».
Enfin, la Presse
du 3 décembre 1869, nous confirme la valeur et de l’inventeur et de son
procédé : « M. Lassus est l’inventeur d’un procédé […] qui lui a valu de
nombreuses mentions honorables dans plusieurs comices agricoles, une médaille
d’argent et, le 14 novembre dernier, une mention de la nouvelle Société
d’horticulture de Nantes ».
Ainsi donc, depuis pas mal d’années, Jacques Lassus,
expérimenté et reconnu, parcourait-il les campagnes, exploitant son procédé
devenu son seul moyen d’existence, quand il se pointe à Beslé par un beau jour
d’automne…
Acte I : La loi des poivrots
Jacques Lassus arrive à Beslé le dimanche 21 novembre 1869
et se rend à « l’auberge du Pont-de-Beslé » (comprendre sans doute
« l’auberge du Port », près du pont sur la Vilaine nouvellement
construit). Il y prend son dîner, mais voilà : « Plusieurs personnes qui passèrent une partie de la nuit à boire
dans cette auberge le menacèrent de le faire arrêter. »
Pourquoi ? : « L’ennemi des courtilières porte avec lui divers petits
instruments, piochette, sac en cuir, entonnoirs, dont l’originalité éveilla la
curiosité et la défiance dans des esprits déjà prévenus et décidés à voir dans
tous étranger un incendiaire ». De bonne foi, Jacques tente en vain de
raisonner l’assistance : « La
présentation de ses papiers, passeport, certificats, journaux, médailles, rien
ne fit ; c’était un incendiaire, il ne fallait pas en douter. »
La nuit, il entend même tirer des coups de fusil sous ses
fenêtres, mais aussi quelqu’un déconseiller à d’autres de le faire
arrêter tant il paraissait un
honnête homme, doté des certificats les plus honorables. « La nuit se passa sans incident nouveau. Le
lundi, M. Lassus parcourut la commune, faisant ses offres de services. »
Mais vers cinq heures du soir, deux gendarmes de Guémené
viennent demander à l’auberge s’il y avait des voyageurs…
Acte II : Une instruction bâclée
Tout se gâte à nouveau, comme on peut en juger : « M. Lassus montra aux gendarmes son
passeport, des journaux parlant de lui, des certificats et autres pièces
établissant sa parfaite honorabilité. Malheureusement, le passeport était
périmé de quelques semaines. »
Les gendarmes privilégient évidemment ce qui cloche sur ce
qui va dans le sens du suspect : « On l’arrête alors, et il est conduit devant le maire (Fidèle Simon) et le brigadier de gendarmerie de Guémené-Penfao
(Pierre Jorreau) ».
Les deux personnes (apparemment) les plus puissantes de Guémené
vont alors faire preuve de leurs capacités : « Malgré ses protestations énergiques, on dit [à Jacques Lassus] que les instruments dont il est porteur ne
sont pas destinés à détruire les courtilières ; on lui dit qu’on va le
mettre en prison, pour ensuite être conduit devant le procureur impérial, à
Saint-Nazaire. » .
Et puis comme il est dangeureux et têtu, il va voir ce qu’il
va voir : « Reconduit à la
gendarmerie, M. Lassus est fouillé avec brutalité, on retourne ses poches, on
s’empare de tous ses papiers, on cherche dans ses bottes, on défait sa cravate
pour en visiter les moindres plis, on lui prend 40 fr. qu’il avait dans son
porte-monnaie, mais on oublie 40 c. au fond d’une poche de gilet ; on lui
enlève son mouchoir de poche, mais on lui laisse sa montre et sa médaille
d’argent. ».
Je n’ai rien à ajouter à l’ironie de la description de la
fouille par le journaliste de la Presse
qui enchaîne : « Ces
précautions prises, on le renferme avec d’autres détenus dans une prison où il
ne faisait pas plus clair à midi qu’à minuit. Sur sa demande, on veut bien lui
apporter pour son dîner deux sous de pain, deux sous de fromage et un verre
d’eau. »
L’infortuné inventeur n’est pourtant pas au bout de ses
peines : « Le lendemain matin,
on apporta à chaque prisonnier un morceau de pain ‘ très noir ‘… Il
demande un de ses livres d’agriculture pour essayer de trouver les heures moins
longues : on le lui refuse. Il demande du papier pour écrire : on le
lui refuse. Il demande un peu d’eau pour se laver la figure : on la lui
refuse. »
Et comme on ne sait jamais : « Vers deux heures, on le fait sortir de
prison et il subit un second interrogatoire. Toutes ses prières et ses
dénégations sont vaines. »
Acte III : La victoire de la Raison
Au bout du tunnel réside la lumière : « Le troisième jour, à midi, on le fait
partir pour Saint-Nazaire, attaché par une chaîne de fer à un autre prévenu, un
marchand de bijoux. »
Pour autant, le voyage n’est pas que d’agrément. En
effet, les gendarmes, après avoir maltraités l’inventeur, foulent aux pieds ses
effets dans le fourgon, attestant de leurs mœurs de lourdauds mal élevés.
Jacques Lassus témoigne ainsi de sa peine de: « … voir les gendarmes marcher avec leurs bottes
pleines de boue sur mes pauvres livres, mes papiers, mon portefeuilles qu’on
avait ficelés ; ces messieurs fumaient et crachaient dessus ». Et
le pauvre de ravaler son indignation car, se lamente-t-il : « … je n’osais rien dire, car ils étaient les
maîtres ».
Enfin il arrive chez le procureur impérial. Son état n’est
pas florissant. Il raconte : « Pendant
quatre jours et quatre nuits, on n’a rien voulu me donner, même en payant avec
mon argent qu’on me disait confisqué et que ne reverrais plus, ajoutait-on
ironiquement. Pendant tout ce temps, je n’eus que trois fois de la soupe et du
pain noir. Depuis quatre heures du soir le jeudi jusqu’au vendredi à une heure
de l’après-midi, on ne nous a rien donné, et quand je parus devant le procureur
impérial de Saint-Nazaire,… je n’avais rien mangé depuis vingt et une heures. »
A peine auditionné par le proc’ qui, bien qu’impérial, est quand même une personne d’une
intelligence élevée, ce dernier ordonne la libération de Jacques Lassus…
Morale
La Presse tire
évidemment la leçon qui s’impose de toute cette navrante histoire : « Cette décision rapide est un blâme suffisant
de tout ce qu’avaient fait et le maire de Guémené, chevalier de la Légion
d’honneur, et le brigadier de gendarmerie. ». Au passage, tout
chevalier de la Légion d’honneur qu’on est, on n’en est pas moins un gros
pignouf de bonapartiste étriqué.
Il reste que le héros de cette fable est le dindon de la
farce, comme le fait remarqué le journaliste : « Mais qui dédommagera M. Lassus des vexations de toutes sortes
qu’il a dû subir, du temps qu’on lui a fait perdre, des traitements odieux dont
il a été victime ? Sera-t-il indemnisé et essayera-t-on de réparer le tord
moral et matériel qu’on lui a causé ? »
Je vos laisse deviner la réponse en imaginant ce qu’elle
serait, encore de nos jours, si une mésaventure de cette sorte arrivait encore
(est-ce possible ?) à quelques « étranger étrange »
parcourant nos contrées…
J’aurais aimé connaître la fin que fit Jacques
Lassus-Coutouné, l’inventeur-paysan béarnais, l’éradiqueur de courtilières, la
terreur des taupes-grillons. Mais son destin se perd après l’épisode de Beslé.
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