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mardi 23 juillet 2013

Julien Legendre : un conscrit de 1907


A partir de 1905, le service militaire républicain - qui dure deux ans - est enfin personnel et universel : pas d'exemption, pas de remplacement possible, pas de tirage au sort.

Deux ans, c'est bien long, mais toujours moins que les cinq ans qui prévalaient encore une génération auparavant.

Mon grand-père Julien Legendre, je ne l'ai pas connu. Longtemps, tout ce que j'en ai su s'est résumé au portrait en soldat, avec un énigmatique "8" au col, qui surplombait le lit de coin de ma grand-mère et dont le cadre noir se détachait particulièrement sur le frustre mur chaulé de l'unique pièce de sa maison.

Mon grand-père était un objet au sourire de Joconde qu'on époussetait les jours de grand ménage.



On n'en parlait jamais, comme si quelque honte s'attachait à son souvenir. Sa vie, pour moi, était aussi insaisissable que les traits estompés sur la photo.

Sa mort aussi, au début de la dernière guerre : le goût prononcé - c'est un euphémisme - de ma grand-mère pour les "choses du cimetière" ne s’accommodait pas, dans mon esprit, de l'étrange silence qui planait autour de l'incroyable : pourquoi mon grand-père n'était-il pas enterré à Guémené ? Et pourquoi n'allait-on jamais sur sa tombe ?

Quelques confidences exhalées par mégarde m'ont finalement aiguillé vers la solution de ce mystère...

Mais surtout, grâce à Internet et aux archives en ligne, j'ai pu donné quelque consistance au destin de ce personnage éternellement jeune : j'ai retrouvé le cimetière de Nantes où il fut enterré en 1941, puis un article de Ouest-Éclair relatant un épisode où il se bagarre avec un voisin. J'ai enfin mis les yeux sur son dossier militaire qui me permet de mieux cerner le jeune fils de paysans de Guémené qu'il était, âgé de vingt ans en 1907 ou 1908.

Né en 1887, il est recensé en décembre 1907. Il passe devant le Conseil de Révision entre février et juin 1908, à Nantes.

Physiquement, c'est un personnage assez peu original : petit comme bien des jeunes de son époque (1 mètre 60), il a les yeux gris. Ses cheveux et ses sourcils sont châtains, tous les autres éléments caractérisant le visage se situant entre le moyen et l'ordinaire.

Son dossier ne comprend pas l'évaluation de son degré d'instruction générale. Mais sans doute était-il de niveau 3, car il savait lire (niveau 1), écrire (niveau 2), mais n'avait pas le brevet (niveau 4) et encore moins un diplôme supérieur (niveau 5).

De façon assez surprenante, le Conseil de Révision l'exempte de service militaire pour une surdité dont jamais personne n'a entendu parler (le mot est d'ailleurs entre guillemets, comme si le médecin-major n'y croyait pas trop...). Quelle chance ! Deux ans de gagnés et la perspective d'un prompt retour aux travaux des champs.

Et puis le temps passe et la vie continue (il devient cocher à Nantes, on le retrouve en service à Noirmoutier). La guerre arrive en août 14. 

Ses premiers morts aussi : ils sont déjà quarante, pour Guémené (sans même Beslé ni Guénouvry), soit plus de 20% de la totalité des victimes locales du conflit en quatre mois de guerre, quand le Conseil de Révision de Nantes se manifeste à son bon souvenir et le convoque pour une nouvelle visite, le 14 décembre 1914.



Le "patriotisme" et le besoin de remplir le fourneau de la guerre en combustible humain rendent étrangement l'audition à ce grand-père. Il est donc déclaré bon pour le service armé et appelé le 19 février 1915 au glorieux 8ème Bataillon de Chasseurs à Pied, digne élément du 65ème Régiment d'Infanterie, unité d'accueil de biens des Bretons et de Vendéens.

Il y arrive le 26 février. Mais il semble partir réellement aux armées le 8 juillet.

Son Bataillon est engagé dans l'Argonne depuis janvier. Cette terrible bataille durera jusqu'en juillet avec en point d'orgue pour ces Chasseurs à pied, le combat pour le "saillant de Bagatelle" où, pour parler comme Homère, "plus d'un héros perdit la vie".

Le 8ème Chasseur se replie ensuite fin juillet sur Mourmelon pour se reconstituer (les effectifs, le moral,...) et d'où il repart, "des chants de joie s'échappant des poitrines", pour la grande offensive de Champagne de l'automne 1915. Cette bien belle boucherie s'achève mi-octobre, et retour à Mourmelon. La guerre et la vie de tranchées se poursuivent en Champagne, alternant front et arrière.

Il a eu bien raison, Papy, il valait finalement mieux s'épargner tout ça.  Car, pour une raison inconnue (l'air de l'Argonne ne lui réussit peut-être pas), il est évacué le 7 septembre et arrive au dépôt le 22 octobre. Ce n'est que le 17 décembre 1915 qu'il remonte au front. Encore quatre mois de gagnés. Pas de Champagne pour Papy Legendre. 

Mais Noël arrive. Un prêtre vient dans un abri près du poste de commandement célébrer la messe sur un autel improvisé éclairé de deux bougies et décoré de bleu blanc rouge. Il y a là une soixantaine de chasseurs avec leurs bottes de tranchée et leur pelisse de peau de mouton : "ils évoquent l'image des bergers de Béthléem"...Je me plais à imaginer mon grand-père dans ce conte de Noël, ponctué du chant des shrapnels et autre marmitage...

Dernière nuit de tranchée à la Saint-Sylvestre. Les Chasseurs se replient sur Châlon-sur-Marne. Déjà Verdun s'est embrasé. Le 12 mars 1916, ces Braves montent relever leurs camarades. Pendant trois semaines, ils vont, dans un terrain rendu informe par les bombardements et les pluies, consolider les tranchées, la nuit, et subir les canonnades en fond de tranchée, le jour.

Nouvel et bref repos vers Bar-le-Duc après un acheminement en camion. Le 7 avril les Chasseurs partent de Brillon. Le 8, ils sont devant Chattoncourt sur la rive gauche de la Meuse. Le fleuve charriait des cadavres d'animaux et d'humains mais les soldats y buvaient...

Le 9 et 10 avril 1916, le 8ème Chasseur refoule les attaques allemandes visant à prendre la hauteur du Mort-Homme. A la fin, le combat se termine en corps à corps atroce, à la baïonnette.

Le 11 avril, pourvu de nouveaux cadres, le Bataillon repart à l'attaque. C'est ce jour-là que Julien Papy Legendre disparaît, au village de Cumières précisément, à 15 km environ au Nord-Est de Verdun, un des huit villages rayés de la carte par les combats de 14 - 18.

On ne sait rien du trajet qui mena ce grand-père au fin fond de l'Allemagne, dans le camp de prisonniers de Chemnitz, en Saxe, aux confins de l'actuelle Tchéquie, à plus de 1500 km de Guémené. Il y apprit à compter : eins, zwei, drei...et l'enseigna plus tard à ses enfants qui l'ont oublié bien vite.

Il en revint le 3 janvier 1919, sans doute comme il put, à l'instar des 520 000 captifs français dont le rapatriement fut assez chaotique. Le 24 février, il passa au 65ème Régiment d'infanterie à Nantes (les prisonniers, à leur retour, étaient interrogés sur leur captivité en Allemagne). Le 25 septembre 1919, il fut démobilisé. Moins d'un an après, il se mariait.

L'Armée décide de le maintenir "en service armé" car ses séquelles de la guerre son estimées à moins de 10% d'invalidité. La famille étant tombée en grande pauvreté dans les années 30, le dossier militaire garde cependant la trace de nombreuses demandes, toutes rejetées, de reconnaissance d'une invalidité aux motifs "allégués" de troubles intestinaux, gastro-entérite ou dyspepsie... Pas de pension donc, d'autant que le délai de demande est passé...

Il paraît qu'il chantait des chansons ramenées de sa vie militaire. Que les gens le trouvait bizarre...

Comme d'autres, il a fini par tuer son chagrin de la guerre dans la boisson. Il n'a pas eu le temps du coup d'apprendre à être grand-père.

Je signale et recommande, au passage, la lecture des historiques des unités combattantes de la "Grande" Guerre. C'est instructif sur les mouvements des unités. Mais surtout ce sont toujours des morceaux de prose patriotiques et "anti-boches" délectables.

Écrits au tout début des années 20, dans l'émotion, ils n'ont pas d'auteur. On les trouve soit sur Internet (recherche dans Google : historique du etc...) au format pdf, soit, comme pour le 8ème Chasseur, sur le site de la BNF (Gallica). Bonnes lectures.

1 commentaire:

  1. une nouvelle fois, très intéressante reconstitution qui de plus permet à l'un des innombrables de ressortir de l'oubli réservé aux "anonymes" ou "inconnus" de l'Histoire qui pourtant avaient tous un nom et une famille.

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