Mon grand-père maternel Legendre faisait partie d'une fratrie de six enfants : cinq garçons - dont deux jumeaux - et une fille. Etant données leurs années de naissance, les frères eurent tous le bonheur de servir leur Patrie quelque part entre 1914 et 1918. Par chance, aucun ne fut physiquement (ou visiblement) victime des combats : ni décès, ni blessure. Et si l'un d'eux mourut en 1916, ce fut platement de maladie.
On a déjà mentionné dans ce blog des victimes de la guerre de 14 - 18, des héros dont le nom orne les monuments aux morts de Guémené, de Beslé ou de Guénouvry, ou bien encore a-t-on retracé la vie de quelque valeureux survivant récompensé pour son action guerrière. Mais voici, pour une fois, le temps de survivants sans gloire, d'anti-héros qui n'en méritent pas moins le respect.
L'Epinay, ce gros village qui tire vers Avessac, vit la naissance des frères Legendre. Jean-Marie, l’aîné, vint au monde en juillet 1883. Il fut suivi des deux jumeaux en septembre 1887 : Aimé-Julien (mon grand-père) et Pierre. Puis ce fut le tour d'Emile en juin 1892 et d'Eugène, en juillet 1896. La fille (qu'on nommera ultérieurement la "Tante Jeanne") s'intercala en avril 1891.
Au physique, ces futurs défenseurs de la France menacée ne payaient guère de mine. Les quatre plus grands mesuraient environ 1 mètre 60 ; il fallait qu'Emile se singularisât avec son mètre 56.
Leurs têtes ne racontaient visiblement pas grand-chose de particulier. Jean-Marie avait les yeux châtains, le nez et la bouches moyens, le menton rond et le visage ovale. Pierre possédait des cheveux châtains, des yeux noirs, un visage ovale, un front bas et un nez moyen. Aimé-Julien, son jumeau, était doté d'yeux gris, de cheveux et de sourcils châtains, d'un nez et d'une bouche moyens, d'un front et d'un visage ordinaires ainsi que d'un menton rond.
Emile révélait des yeux bleus, un nez busqué, un menton à fossette, un front moyen, un visage long et des cheveux châtains "moyens". Il fallait encore qu'il se singularisât par une cicatrice abdominale à droite...Eugène, le bien né, disposait quant à lui de cheveux châtains, d'yeux marrons, d'un nez moyen rectiligne, d'un front moyen vertical et d'un visage long.
Bref, ces assemblages de traits ordinaires, ces cinq représentants de la "race française", pour parler comme Céline, issus de longues générations attachées à la glèbe et mal nourries, n'avaient rien de preux du Moyen-Age et ils ne possédaient guère cette beauté apollinienne des fiers guerriers des romans.
Mais ce n'est pas tout, hélas. L'aîné, Jean-Marie fut d'abord exempté en 1904 pour "bégaiement et surdité". Puis ce fut aux jumeaux Aimé-Julien et Pierre, d'échapper dans un premier temps au devoir national au bénéfice tous deux d'une exemption... obtenue jumellement en 1908 pour "surdité". Emile, déjà plus petit que ses frères, fut également exempté en 1914 pour faiblesse générale...Heureusement, le plus jeune n'offrit aucune résistance physique à l'impérieuse nécessité de guerroyer.
Heureusement aussi pour la défense nationale que les médecins-majors se ravisèrent et finirent par trouver que tous ces piètres corps feraient tout de même de bons soldats à l'heure où les premières salves avaient sensiblement éclairci les rangs de la Nation combattante.
Campagne de Jean-Marie Legendre
Déclaré bon pour le service en décembre 1914, Jean-Marie rejoint le 8ème Bataillon de Chasseurs à Pied à Fontenay-le-Comte (19ème escadron du Train) le 23 février 1915. Le 15 mars suivant, il est détaché à la Société de Construction des Batignolles, à Paris où il demeure au 15 de la rue Sauffroy, quartier où je suis né.
Mais son engagement dans l'effort de guerre, déjà très peu militaire, tourne court : il est réformé le 20 septembre 1915 pour tuberculose pulmonaire. Retiré à Guémené, il y décède le 4 août 1916, le jour où les Etats-Unis rachètent les Iles Vierges aux Danois.
Campagne de Pierre Legendre
Ce n'est que le 6 avril 1917 que l'Armée jugea bon de prendre Pierre en son sein. Le 62ème Régiment d'Infanterie ouvrit donc ses bras au jeune 2ème classe le 22 mai 1917. Il passa au 151ème puis 100ème Régimement d'Infanterie avant d'être évacué sans citation ni médaille le 26 août 1918.
Campagne d'Aimé-Julien
Il gagna le 8ème Bataillon de chasseurs à Pied en juillet 1915. Il disparut le 11 avril 1916 à Cumières, secteur de Mort-Homme près Verdun. On le retrouve en Allemagne sud-orientale où il finit la guerre au camp de prisonniers de Chemnitz, en Saxe, près de l'actuelle République Tchèque.
Campagne d'Emile Legendre
Emile le malingre fut incorporé au 26ème Régiment d'Infanterie le 13 décembre 1914 avant d'être réformé le 26 décembre de la même année pour...scoliose...Il ne faisait apparemment pas que feindre la mauvaise santé : il mourut à 28 ans à Guémené, en 1921.
Campagne d'Eugène Legendre
Il n'a pas 19 ans quand il intègre l'Armée en avril 1915. Il rejoint le 6ème Régiment d'Infanterie Coloniale, le 5 décembre 1915, puis le 38ème le 18 avril 1916. Il est fait prisonnier à Barleux dans la Somme le 9 juillet 1916, quatre jours après son vingtième anniversaire, puis est interné au camp de Dülmen, en Rhénanie-Westphalie, du côté des Pays-Bas (on pratiquait dans ce camp des expériences médicales qui lui valurent le surnom de "camp de la mort"). Il le quitta le 13 décembre 1918.
Ainsi, les cinq frères Legendre ne gagnèrent-ils pas beaucoup de batailles ni de gloire officielle ; ils ne versèrent beaucoup de leur sang pour la France. Ils moururent en civils, cultivateurs (Jean-Marie, Aimé-Julien, Emile), garde-signaux (Eugène) ou aubergiste au Pont de la Rondelle (Pierre). Ils ne glanèrent aucune citation pour bravoure, aucune breloque. Ils furent parfois juste des cibles vivantes et toujours les victimes d'une affaire absurde qui bouleversa leur vie comme celle de bien d'autres.
Je dispose de cartes postales figurant la fratrie en guerre. L'une est particulièrement émouvante et précieuse car elle émane d'Eugène prisonnier à Dülmen, à destination d'Aimé-Julien prisonnier à Chemnitz (Ebersdorf). Une autre d'Emile, réformé, donne des nouvelles de l'arrière (les frères, les cousins). Une troisième, d'Eugène encore, est du ton badin d'un jeune homme qui commence à vieillir au frottement de la dure vie.
"Envoi de Legendre Eugène 38ème Col. Gefangenlager Dülmen -i-Westf. Mcule 13463
Souvenir de captivité"
"Ne t'en fais pas je vous fume la pipe à ta santé. Je t'envoie ça pour souvenir, tu ne la perdras pas. Eugè Legendre."
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