L'Histoire, dans toutes ses composantes, n'est pas une affaire abstraite, comme étrangère aux individus, qui ne prendrait consistance que par son écriture et donc ne se constituerait qu'a posteriori, dans des livres.
Bien au contraire, elle est là, sous nos yeux, aujourd'hui, où que nous soyons, qui que nous soyons. Nous la faisons.
C'est pourquoi, s’intéresser à Guémené-Penfao, à travers ceux de ses enfants (comme on dit) que les hasards de la vie ont mis quelque peu en avant (alors que bien souvent rien ne les y prédisposait), et qui donc ont parfois laissé quelques traces qui permettent d'illustrer concrètement ce que les livres racontent, c'est mettre sous nos yeux (par la grâce certes d'un échantillon minuscule, infime) la preuve humaine de ce que les épopées ronflantes des annales et des hymnes ne sont que la carrosserie, frêle et rutilante de la communauté des destins maltraités des humbles, valeureux dans leur humilité, qui forment l'essentiel de l'Humanité.
Vers la fin du règne de Louis XV, un beau jour de 1771, le 2 janvier pour être précis, dans la masure du gros hameaux du Verger où loge la famille de Gilles Durand, une sage-femme s'affaire auprès de Nicolette, son épouse. Bientôt, un enfant va naître : il s'agit d'un garçon qui semble suffisamment vigoureux pour qu'on envisage, malgré l'épreuve d'un long et difficile déplacement, un baptême en l'église de Guémené.
Gilles Durand atèle donc quelques temps après sa charrette et, accompagné de Jeanne Motay qui porte l'enfant emmailloté, et de Simon Guémené (dit "Saint Simon"), effectue, dans le froid et le vent, la lieue et demi qui sépare son village du bourg de Guémené.
On finit par joindre ce bourg et la charrette emprunte l'antique route qui traverse le Don, enjambé par l'Arche de Condé. On passe le grand moulin. Encore un effort pour monter la rampe qui conduit derrière l'église.
Dans ce vieux temple désert, obscure et froid, le prêtre est arrivé : il s'assure que parrain et marraine savent leur Credo et leur Pater noster. C'est Messire Ollivier de Roland, recteur de la paroisse, qui prononce les formules sacramentelles de l'ondoiement. Simon Guémené, soldat invalide, fait un pauvre parrain à côté de sa commère Jeanne Motay. La cérémonie terminée, le recteur rédige l'acte de baptême qu'aucun des autres participants ne peut signer.
Ils s'en retournèrent et le temps passa.
On peut imaginer que le petit Jean Pierre suivit son destin de fils de pauvre laboureur du Verger, aidant ses parents à l'exploitation de leurs lopins, bercé des histoires de guerre de Simon Guémené, dit Saint Simon, le soldat invalide, son parrain.
Il disparaît en effet des écrans de contrôle jusqu'à ses 22 ans.
Nous sommes en février ou mars 1793, l'an II de la République. La Patrie est en danger et les Autorités révolutionnaires - la Convention - décrètent la levée en masse des jeunes hommes de 18 à 25 ans afin de renforcer les armées de la Nation et de repousser l'ennemi qui gronde à nos portes.
Dans les campagnes ici ou là, ce prélèvement de force de travail est parfois mal perçu : hostilité au régime, perte de ressources pour le travail de la terre. Des protestations, des émeutes ont lieu. La Vendée toute proche s'enflamme contre la République pour plusieurs années.
A Guémené, les gendarmes recruteurs ne reçoivent probablement pas un trop mauvais accueil, le bourg étant plutôt acquis aux idées nouvelles. Le tirage au sort désigne parmi tant d'autres le jeune Jean Pierre Durand.
Ainsi, sans le savoir, ce jeune homme s'apprête à rejoindre le mythe révolutionnaire, l'Armée des Soldats de l'An II, parenthèse ouvrante de l'épopée qui soufflera sur la France et l'Europe pendant plus de vingt ans. Ainsi va son destin.
Le 8 mai 1793, le jeune conscrit rejoint le 5e Régiment de Ligne, héritier de l'ancien et prestigieux Régiment de Navarre. Dès lors, il va en faire toutes les campagnes, sillonnant le vieux continent où ce régiment va s'illustrer sur de nombreux théâtres d'opérations :
1793 : Armée de Belgique, batailles de Lannoy et Hondschoote. Stationné dans les Flandres.
1794 : Armée du Nord. Siège de Le Quesnoy, batailles de Fleurus, Kaiserlautern et Eselsfurth. Stationné sur le Rhin.
1796 : Batailles de Lonato, Castiglione et siège de Mantoue. Stationné en Italie.
1797 : Bataille de Cimbras
1799 : Bataille de Pastrengo, batailles de Magnano et de la Trébie. Fin 1799 : stationné en Belgique.
1803 : Armée d'Italie.
1804 : Stationné dans le Piémont.
1805 : Bataille de Caldiero.
1806 : Campagnes de Dalmatie, Monténégro et bataille de Bergato. Stationné en Dalmatie
1809 : Sicile, batailles de Malghiera, Ervenich, Gospic, Wagram, Znaim, Lavacca et Meran. Stationné en Allemagne.
1810 : Envoyé en Espagne.
1811 : Batailles de Figueras et Moncado.
1812 : Batailles de Olot, Saint-Vincent, Carriga et Vich.
1813 : Batailles de Bisbal et Barcelone.
1813 : Batailles de Lützen, Wurschen, Dresde, Torau et Leipzig.
1814 : Siège de Belfort, batailles de Saint-Julien et Villeseneuse. Garnison à Grenoble.
Au cours de ces péripéties, le jeune soldat Jean Pierre Durand progresse quelque peu dans la hiérarchie militaire : le voici donc enfin sergent, le 9 mai 1812, alors qu'aucune blessure n'est venue ternir sa carrière.
Mais l'Europe coalisée sent son heure venir et la France se lasse de Empereur guerrier. Le 6 mars 1814, celui-ci abdique une première fois avant de revenir un an plus tard pour l'ultime sursaut des Cent-Jours et le naufrage de Waterloo.
Quand Napoléon débarque de son premier exil, c'est le régiment de Jean Pierre Durant qui se porte au-devant de lui. Mais au lieu de l'arrêter, il s'y rallie.
Puis la guerre reprend en Belgique.
Puis la guerre reprend en Belgique.
Le 18 juin 1815, se tient à Mont St-Jean la bataille dite de Waterloo. On en connaît le sort : l'ère napoléonienne et la parenthèse révolutionnaire se referment, Napoléon va finir dans une île, comme il a commencé.
Cette dernière bataille marqua aussi la fin de la carrière militaire de notre héros. Un coup de feu en effet l'atteint et lui traverse les deux cuisses de part en part. Malheureusement, il ne se remit pas totalement de cet épisode.
Ce fut sans doute le prix de son élévation au grade de Chevalier de la Légion d'Honneur, faisant de lui le premier légionnaire de Guémené. Car cet hommage à son dévouement militaire ne lui fut acquis que le 10 avril 1815 (soit alors que Napoléon quitte à peine Grenoble pour poursuivre sa reconquête du pouvoir), par un décret de Sa Majesté.
La carrière militaire de Jean Pierre Durand est compromise. Elle s'achèvera officiellement le 31 décembre 1815, après 22 ans, 7 mois et 24 jours de service.
Le 23 juin 1816, le chirurgien-major du régiment de Loire-Inférieure basé à Nantes déclare que l'ancien conscrit de 1793, le sergent de la Grande Armée, "est atteint de difficulté dans les mouvements de la progression". Il estime par conséquent qu'"il est hors d'état de servir activement dans l'arme dont il faisait partie" et "qu'il ne peut servir dans les compagnies sédentaires des vétérans". Le médecin poursuit : "il ne peut subvenir à sa subsistance par son travail : il a droit à la solde de retraite".
Une contre-visite, le 25 juin, confirme le diagnostic et la recommandation.
Jean-Pierre Durand regagna Guémené, habitant probablement avec sa mère au lointain village de la Holtais, à l'est de la commune. Il y exerça le métier de tisserand.
Il se maria même à l'âge de 47 ans, sa mère étant "présente et consentante (!)", le 8 septembre 1818.
Il se maria même à l'âge de 47 ans, sa mère étant "présente et consentante (!)", le 8 septembre 1818.
L'heureuse épousée était Marie Guillard, originaire du hameau de Dastres, cultivatrice de 39 ans demeurant au village de Saint Georges, non loin du Verger, hameau natal du mari.
Les vicissitudes politiques qui suivirent la fin de l'épisode napoléonien, avec le rétablissement des Bourbon, la Révolution de 1830 et l'avènement de Louis-Philippe Roi des Français, affectèrent apparemment la situation de "Chevalier de la Légion d'Honneur" du vétéran de la grande Armée, de l'ancien Soldat de l'An II.
Le 10 décembre 1846 (!), ayant vérifié que Jean Pierre Durand est bien Chevalier de la Légion d'Honneur depuis mars 1815, le Grand Chancelier de l'Ordre décide, en vertu d'une ordonnance du 28 novembre 1831, d'accorder à Jean Pierre Durand le brevet de ..."Chevalier de l'ordre royal de la Légion d'Honneur"...à la date du 28 novembre 1831 !
Il n'eut hélas pas l'occasion de partager cette "bonne" nouvelle avec son épouse qui le quitta le 21 avril 1846.
Le 8 juin 1850, le maire de Guémené (Fidèle Simon, bien sûr !) se rend au village de la Holtais, pour constater un décès. Le jour même, Pierre Ledoux, cousin germain du défunt, et René Gourdel sont en effet venus lui annoncer la mort, la veille au soir à neuf heures, de Jean-Pierre Durand, âgé de 79 ans, veuf, "laboureur et Chevalier de la Légion d'Honneur".
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