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mercredi 31 décembre 2014

La longue tristesse d'Alfred Bertot


Alfred Gustave Bertot est né dans le Calvados, le 20 juillet 1863, à Villy-Bocage, petite bourgade à une quinzaine de kilomètres de Caen. 

De son enfance et de ses origines familiales, on ne sait rien (scandaleusement, les archives en ligne du Calvados sont payantes : par principe ou par radinerie - voire les deux -, j'ai renoncé à percer ce mystère). 

Alfred a vingt ans et il "monte" à Paris. Ce jeune homme aux yeux marron clair, aux cheveux bruns, d'une taille plutôt normale pour son époque (1 mètre 67), y restera une petite douzaine d'années où il servira comme domestique. 

Cette période est cependant "mangées" par le service militaire (prévu en principe pour cinq ans, à cette époque !) dont il se sort en septembre 1883, au bout de "seulement" trois ans et dix mois...

Il demeure d'abord au 137 rue de Charonne dans le 11ème arrondissement, puis dans des quartiers riches où sans doute habitaient ses patrons : 6 villa de Longchamp; rue Saint-Didier, 84 avenue Kléber, toutes adresses situées dans le 16ème arrondissement de la capitale.

Il se marie probablement vers 1894. Son épouse est originaire de Guémené, de Beslé et même du village de Méauduc, pour être très précis. Elle s'appelle Anne-Marie Hervé et a quatre ans de plus que lui, mais ce n'est pas grave. Où se sont-ils rencontrés ? Mystère... peut-être à Paris, qui sait...

Ce couple - plus tout jeune - va avoir un enfant, lequel naîtra à Brains-sur-Vilaine, en face de Beslé de l'autre côté du fleuve, le 30 juillet 1895, soit la même année que ma grand-mère Gustine.

Rapidement le petit Gustave Alfred est mis en nourrice à la ferme de la sœur de sa mère (la tante Victoire Hervé), toujours à Brains, au hameau de la Blandinais. Cette tante avait épousé en juillet 1879 Joseph (ou Jean-Marie, on ne sait plus) Morel, un gars de Beslé aussi. Ils ont sept enfants, alors un de plus un de moins...

On retrouve le jeune Gustave en 1911 à Beslé. Il a seize ans et est employé comme ouvrier bourrelier chez Pierre Pesneau.

On peut dire que la vie de ce jeune homme est paradoxale : fils unique, il passe sa vie dans des familles très étendues. Les Pesneau (dont la femme est "débitante") battent en effet les Morel nourriciers : ils ont six enfants mais en plus, leur foyer abrite la sœur du patron, qui fait office de cuisinière, et trois ouvriers bourreliers, dont le fils de notre héros du jour et deux jeunes gens un peu plus âgés que lui. Soit douze personnes...à table, on a frôlé la catastrophe...

A cette date, on ne trouve pas trace des parents de Gustave, Alfred et Anne-Marie,  dans le coin.

Toutefois, ces derniers sont signalés comme habitant Beslé en 1914.

Cette année 1914 est une année de guerre, bien sûr, et de Conseil de révision pour le jeune Bertot. Gustave est un jeune homme comme les autres : plutôt petit (1 mètre 63), cheveux châtains et yeux marrons. Un peu comme papa, en fait.

Apte pour le service, il incorpore le 16 décembre un régiment d'infanterie basé à Brest, le 19ème. Toutefois, fin mai 1915, ce fils de France va rejoindre le 2ème Régiment "bis" de Zouaves.

Ce régiment est alors dans les Flandres belges, dans le secteur de Boesinghe, banlieue au nord d'Ypres. Quand le jeune homme arrive, les troupes du secteur viennent d'essuyer leur première attaque aux gaz (Ypres oblige...).

Toutefois, les débuts guerriers de Gustave restent relativement "paisibles" : quatre mois à Boesinghe puis repos du côté de Dunkerque.


Le 5 novembre 1915, départ en chemin de fer. Les 7 et 9 novembre, embarquement à bord du « Lutétia » et du « Burdigala » deux navires qui rejoignent l'Armée d'Orient. Vogue la galère... Autre chose que la navigation sur la Vilaine...

Débarquement des 3.200 hommes à Salonique, la "Sultane convoitée", et regroupement dans les environs, au camp de Zeitenlick, "terrain désertique, semi-marécageux, bossué, sans un arbre". Bonjour l'Orient et les Mille et unes nuits....

L'hiver arrive, puis le printemps... De février à Mai 1916, le régiment 
défend le secteur du Vardar "sous des pluies battantes et pataugeant dans la boue. Nombreuses sont les atteintes de paludisme, de dysenterie, de gelures de pieds". Pas vraiment des vacances au soleil, quoi.

Puis, le régiment gagne la vallée du Genis-Deré, pour interdire la contrebande et rendre praticables les pistes du coin.

Après un séjour d'un mois à Salonique, le régiment gagne par étape la région nord de Serrès. Il se trouve ainsi stationné à Kavakli lorsque, le 17 août au matin, les Bulgares attaquent.

Le 19 août, le régiment reçoit l’ordre de se porter en avant et d’atteindre la voie ferrée de Serrès. Le 20 août, à 4 heures du matin, il franchit le fleuve, la Strouma, et progresse.

Il règne une chaleur accablante. Face à l'opposition, les unités françaises se replient à nouveau derrière le fleuve. Bref, un coup pour rien.


Quelques jours plus tard, le 2ème Zouaves "bis" rentre à Salonique.


Enfin, moins les manquants.

Le Journal des Marches et Opérations de ce régiment est un modèle du genre : clarté des notes, calligraphie, détails...Je vous y renvoie bien volontiers, sur le site "Mémoires des Hommes", pages 64 et suivantes. 

Le bilan humain de cette remarquable attaque sur la Strouma y est détaillé en longs tableaux : 31 morts, 146 blessés et 143 disparus dont les matricules, noms, prénoms, compagnies et sorts sont scrupuleusement mentionnés par le scribe militaire de service.

Y figure parmi les "disparus" celui de Gustave Bertot, soldat de 2ème classe de la 12ème Compagnie du 2è Zouaves "bis".

Mais sur sa fiche de "Mort pour la France", il est indiqué qu'il a été "tué à l'ennemi", à Orljak, sur la rive droite de la Strouma, le 20 août 1916.

Salonique et Serrès à 90 km au Nord-Est

La Strouma, Serrès, Kavakli, Orljak

Pendant ce temps là, à Beslé au bord de la Vilaine, la vie continue.

La guerre aussi.

Enfin, elle se termine dans la joie et la tristesse, selon. Nul doute que les parents du disparu n'aient longtemps espéré un miracle, et donc le retour du fils unique et tardif à Beslé, fraction de Guémené.

Mais le Tribunal de Saint-Nazaire rend un jugement fin avril 1921 qui clôt l'histoire de Gustave Alfred Bertot. Il est déclaré mort et cela est transcrit sur les registres d'Etat-civil de la commune. Son jeune corps s'est volatilisé dans les Balkans, à jamais et pour pas grand-chose.

Alfred et Anne-Marie Bertot se retrouvent seuls, sans enfant. Il n'y a pas de mot pour désigner cette situation : un enfant est orphelin s'il perd ses parents, un conjoint est veuf s'il perd sa moitié. Mais un parent qui perd un enfant ? C'est l’innommable.

Les jeunes compagnons d'avant-guerre de Gustave, du temps de chez le bourrelier Pesneau, ont échappé au massacre. Ainsi Alexandre Pentecouteau, autre jeune ouvrier de la maisonnée qui n'a été "que" blessé à deux reprises, ou le fils aîné Pesneau, Pierre qui sera bourrelier aussi et pour qui il n'y a rien à dire.

J'ignore quelle était l'occupation du papa de Gustave. Dans les données disponibles d'après-guerre, il apparaît sans profession, tandis que la maman est déclarée "ménagère".

Le 17 mars 1924, Anne-Marie Bertot, née Hervé à Beslé, disparaît à son tour, laissant Alfred Bertot seul face à son chagrin. On suit sa trace encore pendant dix ans, au gré des recensements.


En 1942, un maître verrier nantais Henry Uzureau réalise une oeuvre telle qu'il n'en pas réalisée depuis vingt ans.

Cette oeuvre montre ce qui semble être un évêque avec sa crosse, tenant dans sa main gauche un sacré-coeur. Il est auréolé, c'est donc probablement un saint. Il ne porte pas la mitre épiscopale classique, mais un couvre chef plus ou moins en dôme avec un voile qui descend derrière la tête. La barbe renforce l'idée d'un saint orthodoxe, comme ceux de Salonique ou des rives funestes de la Strouma.

Ce maître verrier avait  été sollicité juste après le premier conflit mondial pour des vitraux commémoratifs : on en trouve dans les églises de Quilly, du Gâvre ou encore d'Herbignac. Leur style est très différent de celui du vitrail de Beslé.

Alfred Bertot a près de 80 ans. Il vient de faire réaliser une oeuvre à la mémoire de son fils unique, Gustave, destinée à l'église de Beslé.

L'énigme de cette figuration rajoute au mystère de la mort de Gustave Bertot ou de celle de son père, Alfred, dont je ne connais pas la date. Et d'ailleurs, celle qui figure sur le vitrail pour la disparition du fils est erronée...

Mais qu'importe. Si vous passez par Beslé et que par hasard l'église en est ouverte, arrêtez-vous un instant pour contempler le vitrail à la mémoire de Gustave Bertot, mort à 21 ans quelque part en Orient et ayez une pensée pour lui et pour la longue tristesse d'Alfred, son père.






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