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dimanche 4 mai 2014

Pascal Garnier


Pascal Garnier a vécu longtemps à Beslé.

Il n'y est pas né. Il n'y est pas mort non plus.

On ignore les raisons de son arrivée en ce lieu, comme celles qui le conduisirent à s'y fixer.

Il est difficile de dire si Beslé (et donc Guémené, sa commune-mère) représentait quelque chose de très important pour lui. Il n'est pas impossible qu'il ne se soit jamais posé la question.

Pourtant, aussi loin qu'on remonte sa trace, c'est-à-dire juste après la Guerre de 1870, on ne découvre qu'un homme qui vivait seul dont toute la société devait précisément se trouver dans la petite agglomération du bord de la Vilaine où il séjourna une trentaine d'années.

Il passa par conséquent la majeure partie de son existence, sa jeunesse et une bonne partie de sa maturité, au loin, peut-être dans la Manche où il semble être né vers 1830.

Quand il se révèle à notre curiosité, en 1872, on parle de lui comme d'un "marchand". De quoi d'ailleurs ?

On devine des aléas, une chute peut-être, car dix ans après on le désigne comme "journalier". Reprendre la lutte à cinquante ans : sans doute un cas ancien de reconversion de senior.

Alors que l'âge de la retraite (selon nos critères actuels) pourrait sonner pour notre nouveau héros, il s'érige au rang de "commerçant", avant que, avançant dans la carrière, à l'heure où d'autres aînés comme lui en sont sortis, il ne soit gratifié de l'épithète de "quincaillier" qu'il conservera jusqu'à la mort.

Encore ajouta-t-on à "quincaillier" le complément improbable de "chiffonnier" : "quincaillier-chiffonnier", sur ce qui tint lieu de faire-part de son décès. On vérifie, au détour de la révélation de cette profession inattendue, qu'il y a en tout homme, même le plus pauvre, même le plus apte à ne laisser aucune trace dans l'histoire, une originalité non soluble dans le néant.

Celle-ci n'est pas niable, sous prétexte qu'en général on ne la voit pas : on ne voit pas non plus ces exoplanètes, décrites avec parfois une étrange précision par les scientifiques, dont la vérité n'est pas pour autant soluble dans l'infini cosmique.

La mort, justement elle, finit par l'atteindre.

Le samedi 20 février 1904, Pascal Garnier se lève de bon matin. L'heure est venue d'atteler l'âne à la charrette chargée de ferraille qu'il doit aller porter à l'usine de construction mécanique "J-M. Garnier" de Redon à une vingtaine de kilomètres en aval du fleuve.

Quelle route pouvait-on bien emprunter pour cette destination depuis Beslé ? Que représentait ce trajet, son tracé, sa durée ?..

En cette saison, la rivière et ses affluents, le Don, la Chère, débordent, envahissent les prairies sur de vastes étendues : il n'y a guère que les routes de grande circulation qui soient praticables.

J'imagine néanmoins une longue balade dans le froid, la brume et le paysage désolé de l'hiver, au pas nonchalant de l'animal, le chargement de vieux métaux tintinnabulant au rythme des nids de poule et des ornières des mauvais chemins.

Un voyage sans crainte, malgré la désolation et la solitude qui entourent homme et bête, décors propices à quelque mauvaise rencontre ou à quelque coup du sort : mais le long usage des choses crée de la sagesse et de l'assurance.

Dans la lueur de l'aube, le souffle de l'âne dégage des petits panaches gris de vapeur. Rien de comparable, bien sûr, avec les exhalaisons blanches et spectaculaires des locomotives qui passent, le jour, sur la ligne de Redon à Rennes et marquent l'arrêt à la gare de Beslé.

C'est un trajet que notre héros et son compagnon de labeur ont parcouru maintes fois. Le jour est levé quand le pas de l'animal s'emballe un peu dans la descente de Saint-Nicolas de Redon. Au tournant qui suit, puis au bout de l'enfilade d'arbres qui longent le canal de Nantes à Brest et la route, on aperçoit enfin Redon.

On passe le pont. Le convoi se dirige vers les vastes bâtiments du constructeur de matériel agricole qui s'étendent entre le quai sur la Vilaine et le bassin à flot, au centre de la ville.




On connaît bien le Père Garnier de Beslé, on le reconnaît quand il pénètre dans les immenses entrepôts au-dessus desquels se dresse une haute cheminée de brique. On réceptionne son chargement et, la pesée effectuée, on lui en donne le prix.

Pascal Garnier, selon son habitude, laisse âne et charrette aux bons soins des gens de l'usine et s'en va vaquer en ville.

On pense qu'il put y faire des emplettes, y manger un morceau. Boire un coup. Surement plusieurs, même. Il est possible qu'il ait traîné un peu dans les bistrots de Redon, oubliant un peu que la nuit tombe vite en hiver.

En tout cas, s'il avait pu se faire comprendre, l'âne aurait manifesté son inquiétude au bout d'un moment. Ou tout simplement son impatience de quitter l'endroit où, depuis des heures, il attendait le retour de son maître. La faim aussi le tenaillait-elle ? Mais il dut patienter encore longtemps et, en désespoir de cause, suivre un inconnu qui, l'heure passant, finit pas l'emmener avec lui.

Cette brave bête ne revit jamais son maître.

C'est à la cale du Quai de Brest du canal de Nantes à Brest, au coeur de Redon, qu'on découvrit le cadavre de Pascal Garnier, au matin du dimanche 21 février 1904. On préféra penser qu'il s'agissait d'un accident.

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