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dimanche 9 novembre 2014

Parfums d'Occupation 3 : le blé de Clément


La Hyonnais est ma gare de Perpignan. Pour ceux qui ne seraient pas (ou plus) familiers de la géographie guémenoise, c'est un petit village au milieu des champs à un bon kilomètre au nord du bourg.

Quand on quitte le bourg derrière l'église et qu'on emprunte le Boulevard, il faut remonter jusqu'à l'ancienne gare puis tourner à droite...

Au moment ou j'écris cela me remonte ce trajet fait tant de fois à pied dans les années 60, le dimanche au retour de la messe, sous le soleil avec ma grand-mère Gustine, vêtus de nos plus beaux atours (elle portait une petite broche et un sac à main). 

Je revois les petits acacias, plantés dans l'enfance de ma mère, qui bordaient l'asphalte chauffé, la maison de la famille Perret (ou Perray ?) où l'on s'arrêtait parfois (grand-mère y avait travaillé à s'occuper des innombrables enfants de ce maçon qui fut je crois secrétaire de mairie), la maison aux boules (j'appelle ainsi une villa dont les piliers de clôture sont surmontés d'un globe de pierre), le champ de ferraille des Pascot (?) où s'étiolaient quelques Juvaquatre rouillées, la silhouette de la mère Mudet à la gare...

...On poursuit son chemin vers la Surprise, cette maison baroque qui fit tant jaser (et qu'on vient de restructurer), la première du nouveau lotissement amorcé dans les années 60. Mais avant d'y arriver, il y a à droite, à mi-distance du prochain carrefour, une maison plus ancienne avec plusieurs familles, où vivait la meilleure amie de ma grand-mère, Bertine, qui était en service au château de Boisfleury, auprès de "Monsieur Henri"...

Quand elle venait à la maison, entre deux cerises à l'eau-de-vie, c'était des parlotes à n'en plus finir, en particulier sur les morts du moment ou bien ceux qui n'allaient pas tarder à rejoindre cette catégorie.

Je me rappelle en particulier une histoire qui concernait un voisin de Bertine, un homme atteint je crois d'un cancer du poumon, encore assez jeune. Je conserve en tête le nom de Perrigot (mais peut-être est-ce une confusion) et je revois aussi la silhouette de sa femme, bientôt sa veuve.

Dans les racontars des deux vieilles femmes, il y avait de l'épopée, celle de la lutte de l'épouse du malade pour le ramener chez elle et l'arracher à l'hôpital où les médecins semblaient le retenir de façon tout à fait incompréhensible. A la fin de l'histoire, le Bien l'emportait et l'épouse ramenait son mari presque mort - mais encore vivant - à sa maison. C'est là qu'intervenait un détail décisif : sur la civière qui le portait de son lit d'hôpital à l'ambulance, pour preuve qu'il n'était pas déjà qu'un putride cadavre, il bougea son bras.

On évoquait alors le cancer avec de telles frayeurs dans la voix que, dans mon imagination d'enfant, c'était une espèce de peste à fuir absolument. Or, quand je descendais au bourg avec mon vélo pour aller chercher quelque commission (du pain chez Tardif, des fruits chez Madame Michel ou je ne sais quoi "chez" l'Economique), je passais devant cette maison de la mort. Arrivé à quelque distance, j'arrêtais alors totalement de respirer pour que les miasmes morbides laissés par le pauvre cancéreux disparu ne viennent pas m'atteindre. Et je filais, éperdu, à toute pompe et à grands coups de pédales....

...Au carrefour, il faut alors tourner à gauche, passer le chemin de la Rabine (plein de vipères, jadis), passer aussi l'ancienne usine et la ferme du Pic-Vert, indissociable pour moi des "filles du Pic-Vert", compagnes de nos jeux d'enfants d'alors, enfants d'Albert Laurent et de Marie Poulain...

Que de souvenirs remontent encore ! Je garde ainsi une vague image de la lutte de leur père contre la maladie, une fugace image d'un homme sur un tracteur, et puis, à nouveau, les chuchotements des vieilles femmes commentant son agonie, liant d'ailleurs cette dernière au fait d'avoir repris le travail agricole trop tôt. Je garde vivace la mémoire de ces soirées de veillée à y fabriquer des guirlandes pour le char dont le thème était "le rouet".

...Au-delà du Pic-Vert commence la campagne. A quelques dizaines de mètres après un champ, un chemin sinue à droite vers le Champ-des-Mares où deux fermes, celles des Bignon et des Judalet, sortes d'Horaces et de Curiaces des temps modernes, se côtoyaient sans jamais se parler. ...

En face de chez les Judalet, devant une vieille grange, stagnait la carcasse d'une antique Aronde. C'est dans cette vieille voiture sans roue que nous vînmes fumer à Pâques 66 ou 67 nos premières P4.



...On laisse sur la gauche la grande maison blanche de la regrettée Agnès Leroux, qui fut l'amie de ma mère (puissent-elles se retrouver aujourd'hui) et on continue un peu entre les champs sur la route vicinale. Le premier nouveau chemin à droite est celui de la Hyonnais qu'un petit panneau indicateur signale comme "la Hygnonnais". En face, c'est la ferme de la Vieille-Ville où œuvrait jadis Baptiste Leroux, bête noire de mon grand-père dans les années 30.

Une petite croix de chemins balise l'endroit où jadis se trouvait également une mare sur laquelle une "faune" inquiétante" me paraissait évoluer (libellules, araignées d'eau, couleuvres,.....).

Le Champ-des-Mares et La Hyonnais sont par ailleurs reliés par un petit chemin rustique bordé de vieux chênes et autrefois de grands houx, qui serpente curieusement sur une trentaine de mètres. Il dessert une maison, peu après la ferme Judalet, où habitait une famille Lepage, avant d'arriver dans le village lui-même.

J'ai bien connu Clément Judalet : c'était un personnage, l'idée que l'on se fait d'un paysan à l'ancienne, âpre au gain, dur en affaires, méfiant, prompt à défendre son bien et son droit.

Je ne peux pas dire que c'était un homme sympathique. Dans le roman de mon enfance à Guémené, c'était plutôt un méchant. Il avait la voix forte et le verbe haut, une espèce d'ogre local. Ma grand-mère le craignait. Tout cela est certainement excessif et je ne peux curieusement pas ne pas avoir un peu de sympathie pour ce curieux bonhomme dont le visage n'a, dans mon souvenir, jamais exprimé de contentement. Je le vois avec des bottes, une casquette et des yeux d'un vert gris aqueux.


Le 24 août 1942, la bataille de Stalingrad fait rage et Clément Judalet fait son battage dans sa ferme. Il y a là des gens du coin qui sont venus l'aider, parmi lesquels François Tessier, un domestique de la ferme de la Vieille-Ville, et le petit Michel Legaut de Coisfoux.

A un moment de la journée, alors que Tessier et le jeune Michel transportent des sacs de blé, la mère Lepage, la voisine de Judalet, interpelle le domestique, l'invitant à venir, le soir, prendre le café chez elle : elle lui promet la pièce pour son dérangement. Il faut dire que la donzelle se prénomme Angélique...

Comprenant de quoi il retourne, Tessier décide de cacher avec l'aide du jeune Michel quatre sacs de blé dans une prairie voisine, soit à peu près 200 à 250 kilos de grain.

Le soir, les deux compères vont chercher les sacs dans le champ et les apportent chez leur commère qui les remercie effectivement d'un café et de 100 francs (environ 28 euros) chacun.



Entre-temps, Clément Judalet s'était avisé de la perte de sacs, mais pensant qu'il s'agissait de sacs vides et il ne s'en occupa pas plus que ça.

Quinze jours plus tard, le 12 septembre, le facteur apporta une lettre à Clément Judalet. On peut penser que son premier étonnement fut de constater qu'il ne savait pas qui lui écrivait, la lettre étant anonyme, selon un usage plutôt répandu parmi les bons Français, à l'époque.

La brave âme bien informée, lui apprenait que lors de ses battages, on lui avait soustrait cinq sacs de blé et qu'il étaient entreposés chez la dame Lepage, sa proche voisine.

Clément n'était pas du genre à se laisser berner. Il déboula donc chez la dame en question et finit par trouver ce qu'il cherchait, même s'il ne trouva que quatre sacs. On imagine le barouf, les menaces de gendarmes et tout le saint saint-frusquin. D'ailleurs il porta plainte à la gendarmerie.

Les gendarmes passèrent interroger la délinquante, qui ne nia pas avoir eu les sacs, et pour cause, mais rejeta avec vigueur être l'instigatrice du détournement.

Le domestique de la Vieille-Ville déclara pour sa part aux gendarmes que le mobile de cet horrible crime était la vengeance.

La dame Lepage lui aurait ainsi dit que la récupération de ce blé la dédommagerait "des dégâts commis par les poules de Judalet dans un champ de sarrasin" à elle.

L'épilogue judiciaire de cette affaire d'importance survint quelques semaines plus tard, quand le Tribunal Correctionnel de Saint-Nazaire infligea quatre mois de prisons avec sursis et 500 francs (140 euros) d'amende à la mère Angélique.

La guerre a dû paraître longue, à ces voisins mal embouchés.

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