Enfants, j’ai, comme bien d’autres, beaucoup fréquenté le
cimetière de Guémené. Ma Grand-mère Gustine connaissant beaucoup de monde, elle
assistait à pas mal d’enterrements. Elle avait pris l’habitude de m’y emmener.
De plus, on venait régulièrement déposer sur la tombe de mon arrière grand-mère
glaïeuls et dahlias (c’était les vacances d’été) qu’elle faisait pousser dans
son jardin à dessein.
Finalement, elle avait raison : les cimetières
étaient des lieux que l’on fréquentait peu en ville et celui de Guémené
pouvait faire ainsi office de lieu d’excursion original pour le petit citadin que j'étais...
Les tombes de ma proche famille sont situées à assez peu de
distance de l’entrée principale du cimetière, route de Beslé. C’est un vieux
coin et avec des tombes de toutes sortes. Il y en a de cossues, des carrés de
famille nobles ou de notables ; de pesantes, qui maintiennent à jamais sous
terre des curés oubliés, des employés de chemin de fer que la carrière a égarés
par chez nous ; de délabrées, éventrées, la croix de travers, la plaque de
schiste bleue moussue et brisée, esquifs du souvenir, épaves des dévotions
passées, échouées, souffrant mille meurtrissures des temps traversés.
Mon regard d’enfant était fasciné par ces vielles sépultures
à l’abandon où l’on pouvait lire péniblement des dates incroyables : 1850,
1860. Des crevasses et des béances dans le monument funéraire invitaient
parfois à voir la mort ou le mort. Ces tombes renvoyaient à un temps mystérieux
et au tabou de la mort : elles étaient bien de nature à exciter
l’imagination et donc à « divertir » l’esprit…
Il y a quelques années la Municipalité de Guémené avait
manifesté la volonté de reprendre certains emplacements en déshérence et des
petits panonceaux invitaient les familles concernées (pour peu qu’elles
subsistent !) à « renouveler le bail » ou à devoir libérer
la place.
Je ne sais si cela à un rapport, mais dans la foulée de
cette injonction communale, une tombe en particulier a fait l’objet d’une
réhabilitation qui ne peut laisser indifférent et donne à réfléchir sur la
notion de fidélité.
Cette sépulture se trouve très proche de mes deux tombes
familiales et elle m’est donc très familière. Par son aspect et sa
proximité, les quelques bribes de texte déchiffrées dans la pierre, elle s’est
toujours trouvée, dans le fond, au centre de ma curiosité : il s’agit de la
sépulture de Marie Stevant, décédée il y a aujourd’hui plus d’un siècle et
demi.
Marie Stevant est morte
le 24 février 1860 à Guémené, au château du Brossay, célibataire.
Le lieux de son décès et sa condition de « fille »
renvoient à son état : elle était en effet domestique au service du
Marquis Louis Marin de Becdelièvre et de la Marquise, née Leclerc de Vezins.
Mais Marie était née dans la commune de Péaule, département du
Morbihan, environ située à 20 km à
l’ouest de Redon et à 100 km au nord-ouest de Nantes. Son village natal, précisément, s’appelle Carado et se trouve à peu de distance de la Vilaine, de même
finalement que le Brossay, son lieu de décès.
Elle était la fille Jean Stevant et de Jeanne Santerre. Son
père exerçait à Péaule le métier de cordonnier. Elle eut plusieurs frères ou
sœurs.
Quand Marie décède, elle est âgée de 53 ans selon le
registre des décès de Guémené et serait donc née en 1806 ou 1807.
Toutefois, on ne trouve pas de
« Marie Stevant » née dans ces années-là. Il s’agit donc soit de
Jeanne-Marie, née en décembre 1805, soit de Laurence née le 22 février 1808.
Peut-être d’ailleurs le prénom de Marie correspond-il à un
prénom de travail, donné par les patrons comme cela se faisait…, plus commode
pour eux que Jeanne-Marie ou Laurence. Cette incertitude a peu d’importance.
Marie Stevant est présente au château du Brossay en 1846,
soit 14 ans avant sa mort. Possiblement même avant : elle faisait sans
doute partie de la maisonnée.
Après sa mort, elle est donc enterrée à Guémené et ses
patrons lui érigent un tombeau sur la pierre duquel ils gravent un hommage à sa
fidélité que l’on pouvait lire encore récemment, malgré l’érosion.
La tombe actuelle, rénovée, reprend le texte de l’épitaphe
ancienne, en lettres d’or. Mais l’originale plaque de schiste a laissé place à
une dalle de marbre poli.
Que reste-t-il de Marie Stevant sous cette pierre ? Que
reste-t-il de ses patrons ? Que reste-t-il du lien de fidélité et de
reconnaissance qui les unissaient ? – Rien, fatalement. Aucune pression
sociale, aucune obligation morale, ne contraignent plus quiconque à rendre des
devoirs à la servante disparue il y a 150 ans.
Aussi, je trouve particulièrement émouvant et remarquable le
geste des descendants des patrons de la domestique qui, pourtant, gratuitement, contre
toute nécessité sinon celle de la fidélité à leur nom et à leur histoire
familiale, ont renouvelé l’hommage à la pauvre et dérisoire Marie
Stevant : fidélité au souvenir, fidélité à soi et à la famille.
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