Se poser la question de savoir d'où l'on vient nous ramène immédiatement à la génération antérieure et à ce qu'elle a connu : la société dans laquelle elle évoluait, par exemple dans son enfance, le Guémené de cette époque.
Pour moi, c'est déjà celui de l'entre-deux-guerres. Je ne dis pas que c'était une belle époque, tant s'en faut. Mais on y faisait également la fête, une certaine fête, collective et officielle, populaire et familiale.
On pouvait la faire à Beslé qui, dans mon souvenir personnel, celui de mon enfance cette fois, était encore une sorte d'extension de plaisance de Guémené : on y allait pour pêcher, se balader sur le bord de la Vilaine, manger dans les jardins du restaurant de l'Union, tout endimanchés, ou seulement pour boire un coup au café-hôtel du Port, l'été, avec mon père et mes copains de La Hyonnais Serge et Marc.
Ce n'est jamais sans appréhension ni curiosité qu'on traversait le pont en bois provisoire d'après-guerre qui dura bien vingt ans, et qui faisait un gros roulement de tambour sous les roues des autos (comme on disait..).
A l'évidence, cette vocation festive ou récréative de Beslé existait de longue date, et la desserte ferroviaire en facilitait l'accès à une clientèle parfois bien éloignée.
Le 20 juin 1937, le premier gouvernement du Front Populaire agonise : tous les parlementaires, y compris ceux du coin, sont à Paris pour un vote crucial qui aura lieu le lendemain.
A Beslé, le soleil brille généreusement en ce dimanche, et les trains du matin, anormalement remplis de voyageurs, notamment ceux en provenance de Rennes, déversent une population où les hommes dominent. Nombre d'entre eux portent un instrument de musique ; on en voit avec un drapeau. La plupart n'a rien et semble se connaître déjà.
C'est qu'aujourd'hui, une grande fête est organisée à Beslé : les Anciens Chasseurs d'Ille-et-Vilaine et les Trompettes Rennaises ont en effet donné rendez-vous à la population pour un vaste programme de réjouissances.
Comme le rapporte le journaliste de Ouest-Éclair : "Le concours de pêche, le défilé en ville, l’hommage aux Morts de la Guerre ; le banquet et les différents jeux organisés dans le courant de l’après-midi groupèrent une foule nombreuse et enthousiaste." Rien de mieux qu'une tournée au cimetière pour se poiler, en effet.
La fête avait été placée sous la présidence du général Tabouis, ancien officier de chasseurs. Ce guerrier valeureux, Grand Officier de la Légion d'Honneur, avait fini la guerre de 14 en Ukraine comme envoyé diplomatique, afin d'empêcher que ce territoire ne sombre aux mains des Bolchéviks. Il y avait lieu d'espérer que sa présidence de la fête de Beslé fût couronnée d'un peu plus de succès...
LE CONCOURS DE PÊCHE
La fête débuta dès 9 heures
par un concours de pêche sur les rives de la Vilaine, dans le
bief paraît-il si justement réputé des pêcheurs rennais et autres. Plusieurs centaines de
concurrents, hommes, femmes et enfants s'égayaient sur la berge.
Des badauds baguenaudaient sur le pont en surplomb, et les abords de la gare étaient envahis de monde.
Une heure, cela passe vite, mais néanmoins, les prises furent nombreuses et de
poids : miracle, la presque unanimité des
concurrents réussit à prendre au moins un poisson.
Le pesage
des prises se déroula dans un local installé par M.
Morel, restaurateur au pont de Beslé.
Grâce au génie des organisateurs (les représentants du bourg de Beslé, MM. Clair Bourgeon et Plassé) et à la clairvoyance du comité des fêtes des Anciens Chasseurs et des Trompettes Rennaises, on ne manqua pas de lots pour récompenser l'incomparable la qualité des concurrents. Ainsi, aucun participants ne fut frustrés de ses efforts halieutiques.
La distribution des prix est terminée.
Les Trompettes se rangent en carré pour saluer l’arrivée de l’un
des animateurs de la Fédération de l’Ouest des Anciens Chasseurs, à savoir le général
Tabouis, qui a accepté de présider cette journée familiale.
Un comité d'accueil se forme spontanément pour congratuler la vieille baderne : il y a là M. Ernest
Bourdin, président de la Fédération d’Ille-et-Vilaine,
entouré de MM. Ferré, président d’honneur ; Clermont et Paul Hutin,
vice-présidents…Bref, du beau monde serre la paluche de la ganache étoilée.
LE DÉFILÉ
Le général sourit et salue ici où là, serre des pognes à droite à gauche.
Soudain, la sonnerie légendaire des Chasseurs retentit : « V’là le général qui passe… ». Dans la foule, certaines lèvres s'agitent et fredonnent (je recommande le site de l'Amicale des Chasseurs à pied qui fournit un abondant échantillon de cet esprit gaulois, martial et néanmoins léger qui infuse la production poétique des différents bataillons) :
tout tordu, mal foutu,
l’pantalon tout décousu.
Bientôt si ça continue
on verra l’trou son cul ! »
Le cortège se forme ensuite à
l’entrée du pont et, musique en tête, Chasseurs, Trompettes, leurs familles et
leurs invités partent à l’assaut de la côte qui monte vers le bourg de Beslé, le général courageusement en tête pour une fois.
Après quelques dizaines de mètres, des casques rutilants sous le soleil font leur apparition : les pompiers du pays, comme placés aux
portes du bourg pour en défendre l’accès, sont rejoints par la troupe et s'y joignent.
C'est le moment que choisissent MM. Clair Bourgeon et
Plassé, "les si actifs et sympathiques représentants de Beslé au Conseil
Municipal de Guémené", pour hardiment prendre la tête de la colonne…
La population du bourg de
Beslé, "toujours si accueillante", s’était surpassée et, répondant à l’appel de
M. Plassé, un ancien chasseur lui aussi, avait "coquettement pavoisé les rues du
bourg".
Dans un élan irrésistible, passant sous de véritables arcs de triomphe de verdure et de
guirlandes tricolores, au rythme des trompettes, le cortège gagne le cimetière de Beslé.
D'un coup le silence revient. Trois
magnifiques gerbes de fleurs naturelles sont déposées au pied du monument aux
morts érigé à la mémoire des enfants du pays qui firent le sacrifice de leur vie pour la France.
Clair Bourgeon, adjoint au maire de
Guémené, délégué du bourg de Beslé, et gérant de la propriété du Comte de Saint-Germain châtelain de Trénon, se racle la gorge et sort un papier froissé de sa poche. Dans un discours d’une grande élévation de pensée patriotique, il exalte le sublime sacrifice des héros et fait appel à l’union des vivants pour la sauvegarde de la France. Ça veut rien dire, mais c'est beau. On applaudit.
C'est le tour du général de mouliner quelques paroles. "Oui, dit le général Tabouis, l’union est
possible ; ceux qui sont morts ne nous ont-ils pas donné
l’exemple. N’ont-ils pas sacrifié leur vie pour permettre à ceux qui devaient
leur survivre de la réaliser et d’assurer, par elle, à leurs descendants et à
la France, une vie toujours plus belle ? Elle est possible, cette
union : la fête de ce jour en est la preuve, qui groupe, autour d’un même
idéal, tant de belles familles de toute la région."
Comme si cela ne suffisait pas, le général "lance un dernier
salut aux grands morts de la guerre" (pas aux petits, pourquoi ?), par le cri, repris en chœur par la foule,
de : « Vive la France ! ». Les échines frissonnent malgré la chaleur qui commence à peser dans cette enceinte sans ombre.
Et puis une violente salve d'applaudissements retentit à nouveaux parmi les tombes. Mais on ne s'attarde pas car avec tout ça, il est bientôt midi et le général gargouille.
LE BANQUET
Plus de 250 convives
se retrouvent sous la confortable tente du restaurant Douard, au centre du bourg de
Beslé, où un menu plantureux, mais fin, a été préparé à leur intention.
Evidemment, les autres rentrent chez eux manger leur frichti.
Le général Tabouis préside aussi le banquet. Il est entouré des organisateurs et de leurs épouses.
Le
banquet fut, dit-on, des plus joyeux. Trompettes et Chasseurs vont tout de suite créer une ambiance de cordiale et familiale amitié (comprendre qu'on a fraternisé à coup de pinard).
Les Trompettes Rennaises agrémentent le repas d’un concert fort apprécié.
Au champagne, le président des Trompettes Rennaises, se lève le
premier et prononce une allocution pas trop empâtée dans laquelle il évoque la dureté et l'incertitude des temps, mais également l'harmonie que cultivent ses musiciens et termine :
"Puisse cette harmonie trouver
un écho fidèle dans tous les cœurs, devenir un symbole et un modèle pour tous
les Français, de façon à bannir les sentiments de haine, et à faire fleurir les
sentiments de paix, la prospérité et le progrès social durable." A l'évidence, il y a un doute à ce propos...
Puis c'est au tour de Clair Bourgeon,
adjoint, d'exprimer la satisfaction des habitants du bourg de Beslé d’avoir eu
à recevoir chez eux les Chasseurs et les Trompettes Rennaises, et qui dit son
désir de voir tous les français se rallier sous les plis d’un même drapeau,
celui de la France immortelle.
Pas le drapeau rouge de l'Anti-France, par conséquent.
Ernest Bourdin, que l'histoire a un peu oublié, retraça l’œuvre des
amicales de chasseurs dont le seul but est d’aider au maintien du prestige de
la France, qui apparemment devait en avoir besoin.
Le dernier mot revint comme il se doit au général Tabouis. Il se félicita d’être venu présider cette belle fête de famille. On est d'ailleurs bien content pour lui.
C'est connu, les généraux aiment les roses et sont galants : il rendit donc hommage aux dames "qui étaient la grâce de cette réunion", il
félicita les Trompettes Rennaises de
leur entrain, ses chasseurs de leur fidélité et il leva son verre à la
prospérité des deux sociétés et de la France, toujours plus belle et plus
grande.
Cela va sans dire.
La parole fut ensuite donnée
aux chanteurs. Et la journée se termina joyeusement par des distributions de
lots et différents concours et jeux…
La journée s'avançait en effet, il fallait songer au retour. La fête s'étiola doucement jusqu’au soir où le bourg de Beslé retrouva son calme et s'endormit repus et satisfait.
Comme le conclut Ouest-Éclair : "C’est par
des journées comme celle d’hier que les français apprendront à se mieux
connaître et à s’aimer davantage."
Ça pour sûr, c'est sûr.
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