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dimanche 1 septembre 2013

Emilien Benoist, docteur : sa thèse, antithèse, foutaise.


Les curés, les maires, les instituteurs, les garde-champêtres, les facteurs, voilà, parmi quelques autres, les héros publics des vies d'antan dont la mémoire collective garde, heureusement, quelques traces. S'y ajoutent encore les médecins.

La séance du Conseil Municipal de Guémené du 24 janvier 1897 comporte un long sujet à propos de l'aide médicale aux indigents. Le Préfet de Loire-inférieure conteste le système mis en place par la Municipalité, laquelle se défend. La question est de savoir quel est le système de défraiement des médecins et pharmaciens pour soins gratuits qui revient le moins cher à la Commune : celui mis en place par celle-ci ou bien un autre système, prévu par un arrêté ministériel

On découvre ainsi que l'aide médicale gratuite concerne alors à Guémené 833 personnes (sur une population de 6.755 habitants...), des indigents qui ne paient donc ni les soins ni les médicaments.

En contrepartie, la Commune donne chaque année un forfait de 350 francs à chacun des deux médecins et de 250 francs au pharmacien. L'indigence malade ne coûte à l'évidence pas très cher aux contribuables.

Après avoir rappelé, pour conclure sa démonstration, toutes les bonnes raisons économiques qu'a la Commune de Guémené d'envoyer paître le Préfet, le maire Simon annonce qu’Émilien Benoist, qui vient de se fixer dans la Commune, demande, suite au départ du Docteur Jean-Marie Régent, à soigner les malades indigents aux mêmes conditions que son prédécesseur. Ce que le Conseil accepte.

A cette moment, Émilien Benoist n'est pas encore docteur en médecine. C'est donc en qualité d'officier de santé qu'il interviendra auprès des pauvres, et ce pour 1 franc par jour pratiquement (un peu moins de 4 euros).

Car, le XIXème siècle a connu deux types de médecins, plus ou moins diplômés, qui ont pu cohabiter dans l'exercice de leur art, même si à l'époque de la formation d’Émilien Benoist (vers 1890 - 1895), cette distinction n'est pas loin de disparaître au profit des seuls "docteurs", universitaires ayant fait des études longues couronnées d'une thèse.

Néanmoins, moyennant trois ans d'études supérieures dans une Ecole de médecine (une Faculté) et une série d'examens face à un jury, il était encore possible, alors, d'acquérir ce statut d'officier de santé. En dehors d'un titre moins reluisant que celui d'un "docteur", une restriction géographique à l'exercice de la médecine s'ensuivait : un officier de santé n'avait d'autre possibilité que de pratiquer dans le département où il avait été reçu aux examens. Ainsi, ayant fait ses études à Nantes, Émilien Benoist n'a alors d'autre choix que de labourer du soc de sa jeune science la Loire-Inférieure.

L'avenir s'ouvre à Guémené, où l'officier de santé Émilien Benoist va ainsi se partager le "marché des pauvres" avec le Docteur Amaury Heuzé, de dix ans son aîné.

Émilien Benoist est né à La Goupillais, à Blain, le 2 mars 1867, Papa étant "gentilhomme de campagne" et Grand-papa, maire et "propriétaire" du Gâvre.

On le retrouve à Nantes, demeurant en famille vers 1891 au 66 rue de la Bastille. Le jeune Émilien est étudiant en médecine, reçu qui plus est le 3 mars 1893 membre affilié à la Société des Sciences Naturelles de l'Ouest de la France, une société savante locale.

Il se marie à Nantes le 29 juillet 1896 - soit donc au moment où il s'apprête à se fixer à Guémené - avec une Marie Amélie Proust de la Gironière, petite-fille d'un maître d'équipage des princes d'Orléans.

Son activité matrimoniale et médicale à Guémené ne l'empêche apparemment pas de poursuivre des études en vue de l’obtention d'un doctorat en médecine. Tant et si bien que le mercredi 8 mars 1899, à 1 heure, Émilien, qui vient de fêter ses 32 ans, fait face à la Faculté de Médecine de Paris au jury de sa thèse présidé par le Professeur Joffroy (pathologie mentale et encéphalique) et composé du Professeur Lannelongue (pathologie chirurgicale) et de messieurs Marfan et Ménétrier, tous deux agrégés.

Sa thèse a été imprimée chez A. Maloine, éditeur rue de l'Ecole-de-Médecine, à Paris, librairie dont le nom reste aujourd'hui encore évocateur pour les carabins de  Paris. Cet ouvrage savant comporte 48 pages in-8° (21,5cm x 13cm) : c'est bien, ça peut se lire vite...

C'est justement un exercice que peu d'entre nous ont eu probablement l'occasion de pratiquer que je souhaite vous faire partager. Car j'ai lu la thèse du docteur Émilien Benoist, que je me suis procurée auprès de la Bibliothèque Inter-Universitaire de Santé, sise rue de l'Ecole-de-Médecine à Paris, comme il se doit.

C'est toujours émouvant, une première thèse : on s'imagine de nombreuses et longues pages bourrées de termes incompréhensibles, de formules abstruses, de dessins abscons...alimentant une réflexion serrée sur un sujet d'importance pour l'avenir sanitaire de l'humanité. 

En l'occurrence, l'appréciation qu'on retire de l'oeuvre d'Emilien Benoist est un peu différente. Mais laissons-nous glisser vers ce morceau de prose doctorale émiliano-bénédictine intitulée "Contribution à l'étude de L'AUDITION COLORÉE". Une vrai promesse..., un feu d'artifice !

On se doute bien qu'à Guémené, vu le niveau ordinaire et récurrent - historique - d'arsouillerie, il a dû se produire bien des phénomènes psychiques étonnants. J'en ai connu dans mon enfance qui voyaient des araignées partout. Probable que d'autres ont dû en voir des couleurs et même, c'est sûr, certains ont bien dû en entendre. Vous étiez sûrement le bienvenu et certainement au bon endroit ("the right place"), Docteur Benoist, avec votre AUDITION COLORÉE.



La thèse d'Emilien Benoist suit un plan simple, mais dont la rigueur révèle le grand esprit : le phénomène étudié est, dans une première partie défini ; dans une deuxième partie, il est décrit ; puis synthétisé, dans une troisième partie ; et enfin interprété, dans une quatrième et dernière. Une conclusion sobre mais efficace couronne le propos.

1- Définition : le phénomène d'audition colorée correspond à l'infirmité dont certains sont affligés, qui, entendant un son (une voyelle, une note musicale), ont l'esprit envahi de couleurs, une par son (je sais, ça fait penser à Rimbaud et à son poème : A noir, E blanc, etc... Patience...). Et pour bien se faire comprendre d'un aréopage universitaire apparemment dur à la comprenette, l'impétrant toubib recourt à plusieurs exemples.

2- Description : d'autres observations "cliniques" (d'ailleurs faites par d'autres médecins) sont appelées à la rescousse. On y découvre des phénomènes étranges. Ainsi, une mélomane à une impression de bleu quand elle entend le son "A" et de bleu foncé quand il s'agit de "à" ! Son drame évidemment c'est d'écouter de la musique : la Chevauchée des Walkyries de Wagner lui paraît verte. La musique de Mozart est bleue et celle de Haydn d'un vert désagréable. Une autre observation chez une jeune femme : Zola est marron et rouge ; Madeleine, rouge, blanc, jaune brouillé, bleu et crème ; Henri est gris bleu, etc...Je m'arrête, car je crois que vous voyez bien ce dont il s'agit.

3- Synthèse : cela peut sembler curieux, mais la synthèse est la partie la plus longue de l'ouvrage (10 pages). C'est encore une fois l'occasion d'enrichir sa connaissance de faits curieux. Chez un tel, un son haut de trompette "semble d'un jaune d'or éclatant et diaphane". Pour un autre, la grosse caisse correspond au chocolat (j'y vois personnellement un sens caché à caractère scatologique).

Ce même "sujet" musicien voit les oeuvres musicales en couleurs : l'impérissable opéra du Marquis d'Ivry les Amants de Péronne (sic : Péronne, Vérone,....Émilien Benoist semble quant à lui atteint d'hallucinations géographiques) est bleu, comme l'ouverture de Tannhauser de Wagner. La musique de Saint-Saëns est d'un gris violacé. Vous le croirez si vous voulez, mais le Vaisseau fantôme de Wagner toujours, est d'un vert brumeux, comme la mer.

4- Interprétation : nous sommes page 34 de la thèse et les choses se corsent. D'un revers de pensée, Émilien Benoist réduit à néant les théories de Cornaz, Pouchet, Tourneux, Lussana, Nuel, Baratoux, Raymond, de Rochas, Féré, dont les hypothèses ingénieuses d'une origine anatomique n'ont jamais été vérifiées. Et même celle de Urbantschitsch pourtant fondée sur l'observation. Mais il a confondu illusion d'optique et audition colorée : passons à autre chose.

Pour Émilien Benoist (et certains auteurs), l'audition colorée procède d'associations d'idées qui se figent pour la vie, et les névrosés sont les plus exposés à cette infirmité. D'ailleurs, la littérature regorge de ces individus.

Il suffit pour s'en convaincre de regarder la poésie contemporaine (d’Émilien Benoist), poésie décadente qui s'inspire de Beaudelaire et qu'on ne peut comprendre si "on ne connaît pas la couleur des mots". Et de citer Adoré Floupette parlant au Pharmacien Tapora, René Chil et son Traité du Verbe, le recueil Vers de couleurs de l'immortel Noël Laumo. Mais rien ne vaut un témoignage personnel.

Émilien raconte qu'il a connu "un jeune poète décadent qui n'était en somme qu'un misérable névrosé, un incapable, un inutile", atteint d'audition colorée. "Flattant sa vanité", il obtient de ce poète un "mémoire" sur la coloration. Toujours dans le cadre de ses mauvaises fréquentations, Émilien nous présente enfin le cas d'un "imbécile vaniteux" qui composait des poèmes "amorphes" dont voici un exemplaire. Il s'agit d'une glauque aédie, d'un poème en vert (et non en vers), que la thèse immortalise :

Lueurs emmy les Océans

Les huîtres ont des grâces de pucelles,
Les belles !
Quand, au fond des océans mystiques,
Elles baillent, vulves érotiques,
Elles ont des reflets d'hémérocales,
Les vierges ostréicales.
Elles ont en leur glauque morbidesse,
De tentaculeuses tendresses,
Emmy les longues algues, intestins verts
Aux langueurs de vers.
Les huîtres ont des grâces de pucelles,
Les belles !

La conclusion de la thèse occupe la page 47. Je ne saurais tenter de la résumer sans risquer de l'allonger.

Aussi, si vous souhaitez prendre connaissance des détails de cette oeuvre, je vous propose de l'acheter. Elle est en vente sur un site Indien pour 1.417 roupies (de sansonnets - je ne peux pas l'éviter...).


Le docteur Benoist mourut à Guémené le 5 décembre 1944 au "manoir" de Trégoaz, après avoir soigné bien des guémenois atteints ou non d'audition colorée. Son fils Michel prit sa relève. Ce dernier est l'auteur d'une thèse dont le sujet est "La contribution à l'étude de l'opération césarienne suprasymphisaire". Mais c'est une autre histoire.

1 commentaire:

  1. Cf "les voyelles" de Rimbaud ... écrites sans doute sous l'effet dynamique d'une substance désormais illicite ?

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