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lundi 28 octobre 2013

Vacherie à la foire de Guémené


C'est la foire à Guémené et le monde afflue dans les nombreux cafés du bourg. Une foire est toujours un événement, mais celle de cet automne 1927 marquera quelques esprits plus particulièrement.

Par exemple, une jeune boulangère, Mme Marie Poulain, (une fille Boussard qui a tout juste vingt et déjà un enfant), qui observe tout de son magasin et qui, contemplant dehors le singulier spectacle fourni par un marchand de bestiaux, ne peut s'empêcher de faire cette réflexion : " Au lieu de laisser tomber cela à terre, on devrait le mettre dans un récipient et le donner aux pauvres."


Ou encore M. Jarnot, fils âgé de quinze ans de l'aubergiste de la place de l'Eglise, lui aussi témoin de l'étrange manège du marchand de bestiaux, qu'il entendit répondre à la boulangère vers qui il s'était tourné : " Vous en voulez ? Allez chercher une casserole !". Et c'est d'ailleurs ce que s'empressa de faire la jeune Mme Poulain.

Puis, au bout d'un moment, il vit que le marchand ramenait avec ses souliers de la terre près de l'animal auprès duquel il s'était affairé, comme pour faire disparaître toutes traces suspectes. L'opération terminée, l'homme entra dans l'auberge de Victor Jarnot.


Quand le marchand s'encadra dans la porte de l'estaminet-charcuterie Jarnot, les clients attablés jetèrent un œil distrait à cet homme jeune (vingt-cinq ou trente ans peut-être), vêtu d'une blouse noire et coiffé d'une casquette grise, une silhouette trapue de taille moyenne (un mètre soixante cinq, probablement) dont le seul élément remarquable était la paire de moustaches qui barrait le visage, des bacchantes "taillées à l'américaine"... 

Seul un autre maquignon habillé d'une blouse noire et portant des souliers jaunes, qui partageait un verre avec un autre homme, remarqua l'imperceptible clignement d'yeux que lança le nouvel entrant à son intention, l'air de dire que tout était au point...

Cela faisait un moment que les deux hommes attablés étaient assis et trinquaient joyeusement. Celui des deux qui était le marchand racontait des "gaudrioles" et amusait celui qui apparemment était un cultivateur. Ils fêtaient la vente de la vache de ce dernier au profit du premier et de son associé qui venait d'entrer les rejoindre. Encore une bolée et tous trois sortirent pour conclure l'affaire.

La vache de Monsieur Quérard attendait, attachée à une clôture tout à côté. Elle était bien loin de son Langon natal, là-bas à la Gourlais de l'autre côté de la Vilaine, mais cela ne semblait pas altérer sa placidité. Et d'ailleurs, contrairement à la chèvre de Monsieur Seguin, elle n'avait rien à craindre, car c'est une autre victime que les "loups" qui s'approchaient d'elles avaient déjà choisie..

Les trois hommes se dirigeaient maintenant vers elle et l'un d'eux, tout radieux, portait une sorte de seau : c'était son maître qui s'apprêtait donc à la céder aux deux marchands. Les conditions de cette transaction avaient été fixées par les deux commerçants : 80 francs par litre tiré.

L'heure de l'ordalie avait sonnée. Les deux acheteurs se positionnèrent de part et d'autres de la bête tels deux huissiers, solennels et conscients de leur rôle : ils surveillaient le brave homme - qui s'était accroupi plaçant le seau sous les mamelles du bovidé -, et la bête, qu'ils avaient déjà marquée sur le dos à leurs initiales...

La traite démarra et le lait venait à jets puissants résonner sur le fond métallique du récipient. Soudain pourtant, M. Quérard se releva, tout secoué de colère : "Bon d' là de bon d' là ! ça par exemple, s'écria-t-il, c'est extraordinaire. On a dû traire ma vache...Le lait ne vient plus...Elle m'en donne ordinairement un seau entier..." 

Hélas, on mesura le liquide tiré : il y en avait juste deux litres et quart ! Le pauvre M. Quérard eut beau se démener, tempêter, crier qu'il était volé, il dut céder sa vache au prix dérisoire de 170 francs (une centaine d'euros). Les deux compères, qui s'empressèrent de déguerpir avec la bête, avaient encore trouvé moyen de le rouler de 10 francs sur le prix convenu. Décidément, le père Quérard était aussi naïf en affaires qu'ignorant des règles de multiplication...

Il avait d'ailleurs bonne mine, face aux gendarmes, quand il fit sa déposition à la gendarmerie de Guémené où il était venu déposer plainte pour cette escroquerie.

Ce n'est pas la boulangère, la jeune Mme Poulain, qui se plaignit : elle avait gagné un demi-litre de lait gratuit que le marchand tricheur lui avait fourni tandis qu'il vidait la vache de son lait pour en faire baisser le prix et pendant que le père Quérard cédait aux charmes de la bolée de cidre avec son compère.

***

Il n'y a pas d'épilogue à cette histoire que j'ai trouvée dans Ouest-Éclair, comme souvent. Sinon que le journal reçut quelques temps après une protestation des marchands de bestiaux de Guémené qui dénonçaient l’amalgame de l'article qui prétendument généralisait à toute une profession saine les pratiques malhonnêtes de quelques uns.

S'ils le disent...

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