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dimanche 27 octobre 2013

Comment Anne-Marie découvrit la civilisation


Il y avait bien toujours la possibilité d'aller travailler à Nantes, chez les O., la fille du pharmacien de la place de l'église.

Mais Lucie Guiton, voisine de l'Epinay, avait entendu dire chez le boulanger qu'une place était à prendre à La Baule, pour un mois.

Bien des discussions eurent lieu à la maison : Gustine, la mère, en tenait pour les O. de Nantes, mais le père était favorable à La Baule. Et c'est le père qui l'emporta, contre la mère qui, pour autant, restait sur sa position : après tout, on ne connaissait pas ces gens-là, alors que les O., enfin la famille du pharmacien, des gens de Guémené, on voyait bien à qui on avait affaire. C'était quand même important de ne pas se tromper : après tout, Anne-Marie, la fille, n'avait que quatorze ans et partir de la maison pour un premier travail, "au loin", ce n'est pas rien pour une jeune fille.

C'était l'été, et cette année-là (1935), il fut très beau. On fit quelques préparatifs et l'on remplit une vieille valise. La mère Gustine malgré ses préventions (ou à cause d'elles, justement) décida d'accompagner sa fille par le train. Guémené - La Baule prenait alors un certain temps, il fallait changer, prendre un casse-croûte en route, les arrêts un peu partout...une aventure, en somme.

On arriva à La Baule et l'on fit connaissance avec les patrons et leur maison.

Ils demeuraient dans une villa qui se situait Avenue Drevet, à côté de l'hôtel "Cécilia", non loin de l'hôtel "Royal". Le casino municipal se trouvait à deux pas, ainsi que le Remblai - et donc la plage.

Cette villa disposait d'un petit jardin où poussaient des tomates et des épinards. Des épinards ! On (Anne-Marie) n'en avait jamais vu à Guémené !

La famille qui employait Anne-Marie était franco-italienne : le mari était un officier transalpin ayant épousé une française. Ils avaient une fille de douze ou treize ans. Une amie les accompagnait dans leur villégiature, une Madame Deloncle apparemment, veuve récente, peut-être d'un politicien.

A cette société se joignait aussi une gouvernante anglaise qui logeait à l'hôtel tout proche.

A la grande surprise de la jeune bonne de Guémené, c'était l'officier italien qui faisait la cuisine. Et quelle cuisine ! De la tomate partout, en salade, en sauce,...!

Anne-marie écrivait à sa mère pour la rassurer. Elle lui racontait cette famille - des italiens ! - et l'étrange traitement culinaire auquel elle était soumise, parmi tant d'autres étonnements : la plage, les villas, les marchands de journaux qui criaient les gros titres sur le Remblai, les marchands de glaces avec leurs petites voitures, etc...

La Mère Gustine lisait ces comptes-rendus avec consternation, trouvant dans les curiosités que lui rapportait sa fille matière à renouveler ses appréhensions et à la renforcer dans la conviction que sa fille aurait bien mieux fait décidément d'aller travailler chez des gens "normaux", les fameux O. de Nantes, par exemple.

Comme elle "bobillonnait" pas mal avec les "bonnes femmes" du pays, elle leur narrait toutes les aventures peu ordinaires de sa fille à La Baule. Et ça brodait là-dessus. Et plus ça allait, plus les "bonnes femmes" encourageaient la Mère Gustine dans sa résistance à ce séjour à La Baule, ce lieu de perdition. Les discussions s'éternisaient à la maison et à l'évocation de sa fille égarée chez les mangeurs de tomates italiens, la Mère Gustine y alla plus d'une fois de sa larme.

Au vrai, pourtant, la vie n'était pas mauvaise sur la Côte d'Amour, tant s'en fallait. Le travail par exemple n'était pas trop dur : les courses, la vaisselle, un peu de ménage...le travail d'une bonne, en somme. L'officier italien parlait à Anne-Marie avec un certain respect. Il lui avait dit par exemple que si elle avait l'habitude d'aller à la messe, elle pouvait bien entendu y aller. Visiblement, cette habitude n'était pas celle de la famille.

Le dimanche, on pouvait sortir et aller s'acheter une glace (la première jamais mangée, et qui était bien bonne...) ou voir la mer. Il y avait le spectacle inédit d'une station de vacances pour gens chics (même si les choses n'étaient plus comme avant la crise). Il y eut notamment ce concours d'élégance automobile qui se tint le vendredi 16 août après-midi : de belles autos, de belles toilettes, de belles femmes, sillonnèrent la ville. Les riches faisaient le spectacle.



Sur le Remblai, les crieurs de journaux aboyaient leurs manchettes : Ouest-Éclair ; Paris-Soir ; la fin tragique de la Reine des Belges, la Princesse Astrid, cette Diana des années 30 qui se fracassa en voiture contre un arbre, le 29 août 1935...



A la villa, on parlait. L'officier italien trouvait normal que l'Italie cherche à conquérir l'Ethiopie : après tout la France avait bien des colonies aussi...

A Guémené, on parlait. La Mère Gustine pleurnichait sur les malheurs supposés de sa fille. De guerre lasse, le père céda aux instances de Gustine. Un beau jour, il se présenta à la villa pour venir chercher Anne-Marie et la ramener à la "civilisation", c'est-à-dire à la médiocrité rurale du Guémené de l'époque et à la société des gens qu'on connaît, comme les O. de Nantes, la fille du pharmacien de la place de l'église.

Le père discuta un moment avec l'officier italien, seul à seul. Celui-ci commenta ensuite auprès d'Anne-Marie cet échange, disant que son père était un homme "bien" et qu'il fallait l'écouter. Sans doute la "Grande" guerre vint-elle dans leur conversation...Et aussi les disputes avec la Mère Gustine dont l'expérience de la vie était plus bornée que celle du père qui avait vécu à Nantes et servi chez les bourgeois (il était cocher).

L'aventure de La Baule s'arrêta là. On s'en revint à Guémené par la route comme le père était venu : Louis Gauthier, un "bourgeois" de Guémené qui faisait des affaires à La Baule (et qui monta plus tard un élevage de poulets), les ramenant dans son auto.

Anne-marie n'eut rien des 120 frs (90 euros environ) du salaire promis (sa première paye !). Il est à croire qu'ils furent remis au père. Et encore pas la totalité, car le prix du voyage en train avait été avancé...

Peu de temps après, Anne-Marie finit par partir à Nantes, faire la bonne chez les O., la fille du pharmacien, lesquels ne cuisinaient pas à la tomate. Elle y resta assez longtemps, se défendant des avances insistantes du mari.

Retour à la civilisation.

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