Rechercher dans ce blog

jeudi 2 août 2012

Fidélités



Enfants, j’ai, comme bien d’autres, beaucoup fréquenté le cimetière de Guémené. Ma Grand-mère Gustine connaissant beaucoup de monde, elle assistait à pas mal d’enterrements. Elle avait pris l’habitude de m’y emmener. De plus, on venait régulièrement déposer sur la tombe de mon arrière grand-mère glaïeuls et dahlias (c’était les vacances d’été) qu’elle faisait pousser dans son jardin à dessein. 

Finalement, elle avait raison : les cimetières étaient des lieux que l’on fréquentait peu en ville et celui de Guémené pouvait faire ainsi office de lieu d’excursion original pour le petit citadin que j'étais...

Les tombes de ma proche famille sont situées à assez peu de distance de l’entrée principale du cimetière, route de Beslé. C’est un vieux coin et avec des tombes de toutes sortes. Il y en a de cossues, des carrés de famille nobles ou de notables ; de pesantes, qui maintiennent à jamais sous terre des curés oubliés, des employés de chemin de fer que la carrière a égarés par chez nous ; de délabrées, éventrées, la croix de travers, la plaque de schiste bleue moussue et brisée, esquifs du souvenir, épaves des dévotions passées, échouées, souffrant mille meurtrissures des temps traversés.

Mon regard d’enfant était fasciné par ces vielles sépultures à l’abandon où l’on pouvait lire péniblement des dates incroyables : 1850, 1860. Des crevasses et des béances dans le monument funéraire invitaient parfois à voir la mort ou le mort. Ces tombes renvoyaient à un temps mystérieux et au tabou de la mort : elles étaient bien de nature à exciter l’imagination et donc à « divertir » l’esprit…

Il y a quelques années la Municipalité de Guémené avait manifesté la volonté de reprendre certains emplacements en déshérence et des petits panonceaux invitaient les familles concernées (pour peu qu’elles subsistent !) à « renouveler le bail » ou à devoir libérer la place.

Je ne sais si cela à un rapport, mais dans la foulée de cette injonction communale, une tombe en particulier a fait l’objet d’une réhabilitation qui ne peut laisser indifférent et donne à réfléchir sur la notion de fidélité.

Cette sépulture se trouve très proche de mes deux tombes familiales et elle m’est donc très familière. Par son aspect et sa proximité, les quelques bribes de texte déchiffrées dans la pierre, elle s’est toujours trouvée, dans le fond, au centre de ma curiosité : il s’agit de la sépulture de Marie Stevant, décédée il y a aujourd’hui plus d’un siècle et demi.

Marie Stevant  est morte le 24 février 1860 à Guémené, au château du Brossay, célibataire.

Le lieux de son décès et sa condition de « fille » renvoient à son état : elle était en effet domestique au service du Marquis Louis Marin de Becdelièvre et de la Marquise, née Leclerc de Vezins.

Mais Marie était née dans la commune de Péaule, département du Morbihan, environ située à  20 km à l’ouest de Redon et à 100 km au nord-ouest de Nantes. Son village natal, précisément, s’appelle Carado et se trouve à peu de distance de la Vilaine, de même finalement que le Brossay, son lieu de décès.

Elle était la fille Jean Stevant et de Jeanne Santerre. Son père exerçait à Péaule le métier de cordonnier. Elle eut plusieurs frères ou sœurs.

Quand Marie décède, elle est âgée de 53 ans selon le registre des décès de Guémené et serait donc née en 1806 ou 1807.

Toutefois, on ne trouve pas de « Marie Stevant » née dans ces années-là. Il s’agit donc soit de Jeanne-Marie, née en décembre 1805, soit de Laurence née le 22 février 1808.

Peut-être d’ailleurs le prénom de Marie correspond-il à un prénom de travail, donné par les patrons comme cela se faisait…, plus commode pour eux que Jeanne-Marie ou Laurence. Cette incertitude a peu d’importance.

Marie Stevant est présente au château du Brossay en 1846, soit 14 ans avant sa mort. Possiblement même avant : elle faisait sans doute partie de la maisonnée.

Après sa mort, elle est donc enterrée à Guémené et ses patrons lui érigent un tombeau sur la pierre duquel ils gravent un hommage à sa fidélité que l’on pouvait lire encore récemment, malgré l’érosion.

La tombe actuelle, rénovée, reprend le texte de l’épitaphe ancienne, en lettres d’or. Mais l’originale plaque de schiste a laissé place à une dalle de marbre poli.

Que reste-t-il de Marie Stevant sous cette pierre ? Que reste-t-il de ses patrons ? Que reste-t-il du lien de fidélité et de reconnaissance qui les unissaient ? – Rien, fatalement. Aucune pression sociale, aucune obligation morale, ne contraignent plus quiconque à rendre des devoirs à la servante disparue il y a 150 ans.

Aussi, je trouve particulièrement émouvant et remarquable le geste des descendants des patrons de la domestique qui, pourtant, gratuitement, contre toute nécessité sinon celle de la fidélité à leur nom et à leur histoire familiale, ont renouvelé l’hommage à la pauvre et dérisoire Marie Stevant : fidélité au souvenir, fidélité à soi et à la famille.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire