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samedi 25 mai 2013

La dent de l'amer


Je n'ai pas connu mon grand-père Legendre, le père de ma mère. Sinon par un portrait en soldat qui trônait au-dessus du lit de coin de ma grand-mère, cadre qu'elle époussetait les jours de grand ménage et que j'ai replacé au-dessus de la cheminée. Et quelques photos de sa vie antérieure, avant la guerre de 14, avant son mariage, quand il était cocher, quand il était parti à la ville où il avait "servi", sortant pour la première fois depuis des générations innombrables de ce coin du pays où Guémené touche à Avessac, et de la condition de paysan à laquelle l'atavisme et la nécessité ne tardèrent pourtant pas à le ramener.

Non seulement il n'est pas mort à Verdun, mais ne fut pas même blessé. Prisonnier à partir de février 1916, interné à Chemnitz en Basse-Saxe avec tant d'autres nationalités de pauvres gens maltraités par l'Histoire, il ne revint pas indemne de ce conflit absurde.

Malgré deux ans de front, sans blessure apparente, "épargné" par trois ans d'internement, il ne jouit pas à son retour de la compassion et de la reconnaissance témoignées aux anciens combattants. J'imagine que certains ne manquèrent pas de lui dire qu'il avait eu de la chance. Ce fut un homme amer.

Les deux années de guerre active ont toutefois suffi à lui tournebouler la tête. A la fin, l'alcool a fait le reste.

Il est mort en 1941 à l'Hôtel-Dieu de Nantes et fut enterré dans cette ville, c'est-à-dire trop hors de portée pour que le sujet même de sa vie puisse jamais venir, au détour des innombrables passages au cimetière que ma grand-mère me fit faire dans mon enfance.

Ma mère n'en parle jamais car, comme elle a fini par me dire ce matin avec émotion, elle n'a de son père "que des souvenirs de chagrin ", même si elle ajoute que ce ne sont pas "des souvenirs de honte". Bref, je ne sais rien de lui, ou si peu.


En "feuilletant" les archives de l'édition de Nantes du journal Ouest-Éclair, je suis tombé, tout à l'heure, sur un article relatant un fait divers dont mon grand-père fut le "héros" (ou la victime).

En réalité, il faudrait parler de deux articles plutôt qu'un, ce qui, compte tenu de la bénignité des faits, serait déjà étonnant, mais, circonstance plus surprenante, deux articles dans la même édition, l'un au-dessus de l'autre de surcroît, comme si on rapportait simultanément deux témoignages, ce qui paraît d'ailleurs le cas (un de la gendarmerie, un d'un témoin, probablement).

Voici l'affaire, où j'entrelace les deux versions avec des petits compléments de mon cru, dont les intertitres. Le style des rédacteurs est involontairement (?) décalé et assez drôle. En tout cas, il me paraît suffire à "porter" la scène sans que j'en rajoute de mon côté. Il y a, à un moment, un détail involontairement cocasse qui semble sorti (si j'ose dire !, vous comprendrez...) de la bouche même de mon grand-père...


***

Le contexte :

M. Legendre, habitant de l’Epinay, avait vendu ces temps derniers une charretée de paille à M. Leroux de la Vieille-Ville. Le prix n’en fut point débattu sur l’heure, et, dimanche l’après-midi, M. Legendre vint pour se faire payer.

Le mardi 24 mai dernier, M. Legendre Julien, 44 ans, cultivateur à l’Epinay, commune de Guémené-Penfao, livrait à M. Leroux Baptiste, 45 ans, cultivateur à la Vieille-Ville, une tonne de paille environ. On ne fixa aucun prix, pour la raison qu’on ignorait, d’un côté comme de l’autre, le cours des céréales. Hier (dimanche 29 mai 1932), M. Legendre s’étant documenté, se rendit chez son débiteur et lui réclama 200 francs (120 euros environ).


La discussion :

Comme la coutume le veut, ils prirent un verre, puis un autre, enfin, il faut le dire, ils n’étaient pas à jeun…

« Je t’ai vendu de la bonne paille, dit Legendre à Leroux, tu me la paieras 200 francs. » Celui-ci n’était pas du même avis, n’évaluant la marchandise qu’à 70 francs (40 euros environ).

Échauffée par le bon cidre, la conversation prit une tournure critique...

M. Leroux jugea la somme excessive et n’offrit que 70 francs. L’autre crut à une plaisanterie et semonça vertement le mauvais farceur.


La bagarre :

...exaspéré, Leroux poussa brutalement son visiteur...

Ce dernier (Leroux) tomba à bras raccourcis sur son créancier et lui administra une sévère correction.

(Legendre)  trébucha, tomba et se blessa.

Legendre perdit, dans le pugilat, une dent sur laquelle il avait fondé de grandes espérances. La canine, en effet, devait maintenir un dentier (!..).


L'épilogue :

Il (Legendre) a porté plainte.

La victime (Legendre) s’est fait délivrer un certificat médical par le docteur Benoist. 


L'éclairage :

Leroux prétend que son adversaire s’est blessé en tombant sur le sol, mais que personnellement, il ne lui a donné au visage aucun coup.


Un témoin de la scène, M. David Louis 68 ans, journalier à la Croix Verte, confirme en tous points les déclarations faites par M. Leroux à la gendarmerie.


***

Les Leroux font partie des gens qui peuplèrent la scène de mon enfance guémenoise. A la Hyonnais, en effet, habitait Estelle, la femme de "p'tit L'roux", ce "Batisse" qui fut parait-il l'ennemi juré de mon grand-père, celui avec qui il se bat dans la scène ci-dessus. J'ai bien connu aussi Agnès, la "bru" amie de ma mère, décédée hélas récemment, et "Jeannot", son fils.

Estelle n'était pas bien aimée au village et certains l'appelaient "la vieille". Nous les enfants, l'associions à la rangée de hauts yuccas piquants qui bordait sa maison, où nos écarts de vélo et nos bousculades nous entraînaient parfois. Elle portait une blouse imprimée avec des couleurs (quand ma grand-mère était vêtue de sombre) et, l'été, un grand chapeau de paille ajouré. Elle appartenait à un autre monde social.

Je me souviens pourtant de quelques verres de liqueur de cassis qu'elle nous offrait d'un air froid, sans qu'on comprenne pourquoi, dans cette maison d'à côté où elle nous faisait prendre des patins pour ne pas abîmer le parquet...

1 commentaire:

  1. Grand merci pour ces histoires vraies d'une autre époque et votre talent de conteur. J'imagine l'importance de l'événement dans la presse !

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