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samedi 18 janvier 2014

Trois héros d'un jour


Retour aux hommes et aux femmes après plusieurs articles sur le patrimoine plus classique de Guémené.

Les journaux, et Ouest-Éclair en particulier, permettent aux uns et aux autres, obscurs ou sans grade le plus souvent, de connaître leur heure de gloire ou, à tout le moins, une notoriété fugace.

Pas moins hier qu'aujourd'hui, en effet, la presse régionale ne raffole de faits divers, accidents, violences, chiens ou vaches écrasées, nécrologie, hauts-faits sans lendemain de petites gens qui, en dépit de cela (et c'est heureux !), le resteront.

J'ai donc puisé à cette source à nouveau pour me faire l'écho de faits qui sans doute agitèrent Guémené en leur temps, celui de l'entre-deux-guerres, celui de la jeunesse de ma mère.

Et puisqu'il s'agit de rendre hommage, commençons par répercuter le bruit lointain d'un article du 1er août 1937 intitulé "Palmarès des braves gens de chez nous".



A la lecture du titre de l'article, on sait tout de suite qu'on va avoir affaire à de la condescendance bien paternaliste et qu'il ne serra question ni de docteur, ni de notaire, ni de maire, ni de négociant, ni de curé ou de propriétaire. Ces gens-là, finalement, ne sont pas braves, même s'ils sont de chez nous.

Dans un bric-à-brac de vies aliénées : fermiers depuis plusieurs générations asservis à la même terre, vieux domestiques chenus à la personnalité délavée par des décennies d'obséquiosité et de respect des maîtres, salariés enkystés depuis l'adolescence dans la même vie professionnelle, surgit "M. Pierre Milet, 67 ans [qui] remplit les fonctions de contremaître depuis 44 ans passés chez M. Gilles Durand, négociant en bois à Guémené-Penfao".

Pierre Milet est né à Blain le 16 mai 1871 dans une famille d'agriculteurs. Il le sera lui-même un temps avant de venir à Guémené et de travailler comme journalier chez Gilles Durand, finissant à l'arraché par "faire fonction" de contremaître (il ne l'est donc pas pour de vrai).

Pierre Milet est un petit bonhomme d'un mètre soixante six que le Conseil de Révision a refusé une première fois en 1871 pour problèmes pulmonaires et que la guerre de 14 ne voulut pas avaler non plus pour les mêmes raisons (qui devaient donc être particulièrement valables). C'est donc une "petite santé" que ce bonhomme.



A part de l'emphysème, le Conseil de Révision lui trouve d'ailleurs de nombreuses cicatrices aux deux jambes. Au reste, il a les yeux bleus et, jeune, des cheveux châtains. Il sait lire et écrire, mais n'a pas le Brevet.

Il épouse le 23 avril 1900 la jeune Julienne Gourgeon dont il aura, malgré ses infirmités, quatre enfants : Germaine, en 1902, Pierre, en 1905, Mathilde, en 1907 et Ferdinand, en 1909. 

La famille Milet demeure rue de Redon, près des Durand, chez qui non seulement le père fera carrière, mais où sont employés également (comme bonnes) les deux filles Milet et (comme journaliers) les deux fils...Bonjour la promiscuité !

Ce héros banal mourra le 18 mars 1938, soit quelques mois après avoir eu les honneurs de la presse, laissant une veuve et seulement trois orphelins, et n'ayant certainement pas eu le temps, hélas ! de jouir des tous récents congés payés octroyés par le Front Populaire.

Éclairons donc le mystère de la disparition d'un des enfants Milet, , une fois de plus grâce à Ouest-Éclair, le bien nommé.

Le jeune Pierre mourut à 18 ans, au travail chez Gilles Durand. Il est même possible, dans le fond, que son père ait assisté à sa fin.

Voici comment il en vint à défrayer la chronique.


La scène se tient à la mi-novembre 1923 dans la scierie de M. Gilles Durand (négociant et alors maire de Guémené). Vers 2 heures 30 de l’après-midi, plusieurs ouvriers sont occupés à passer des lames de parquet à la raboteuse. L'un d'eux est le jeune Pierre Milet.

Celui-ci se tient près de la machine, sur la galerie souterraine recouverte de planches dans laquelle se trouvent la grande poulie et la courroie de transmission qu'entraîne une "locomobile" à vapeur du genre de celle représentée ci-dessous.



Le jeune homme a pour mission de recevoir les planches rabotées et de les mettre en pile.

Quand tout à coup une violente explosion se produit soulevant un nuage de poussière qui aveugle les travailleurs. Après quelques secondes de stupeur, ceux-ci constatent avec horreur que les planches de la trappe recouvrant la poulie ont été brisées et projetées dans toutes les directions. Leur jeune camarade, qui se trouvait donc dessus, est tombé dans le trou ainsi formé, profond d'un mètre environ.

On s'empresse d’arrêter la locomobile et de porter secours au jeune Milet. Mais on ne retire de la galerie qu'un cadavre horriblement mutilé. Le malheureux jeune homme a dû tomber la tête la première sur la poulie en mouvement qui lui a sectionné le crâne derrière les oreilles. La mort a été probablement instantanée.

Les constatations faites un peu plus tard ont permis de se rendre compte que, par une circonstance inexpliquée, l’armature de la grande poulie s’est détachée et a frappé violemment le plancher de la trappe qui a volé en éclat.

Le cadavre du jeune Milet, placé d’abord sur des sacs par ses camarades consternés, a été ramené au domicile de ses parents.

Le journal ajoute qu'il devine leur douleur...

Il n'est pas sûr que tant les obsèques du père que celles du fils Milet aient fourni un spectacle digne d'un article de journal.

Enfin...

Mais évidemment, il n'y a pas de raison que les malheurs ne frappent que les pauvres. Sinon, ça ne serait pas juste.

Ainsi, un enterrement d'une personne de qualité a lieu le 
18 janvier 1938, dont Ouest-Éclair nous régale.

Il s'agit de porter à son ultime demeure Mlle Gillette Durand, professeur, fille aînée de M. Gilles Durand. De Monsieur Gilles Durand, oui certes, mais de Monsieur Gilles Durand industriel, ancien maire, ancien conseiller d’arrondissement de Guémené et ancien membre de la Chambre de Commerce de St-Nazaire.

Comme on voit, la jeune Gillette a tout de même trouvé le temps, dans sa brève existence, de devenir professeur (de quoi d'ailleurs ?) avant d'être, comme dit la presse, "enlevée prématurément à l’affection des siens par une cruelle maladie à l’âge de 21 ans". Sur un faire-part
, "professeur" ça sonne quand même mieux que "journalier".

Le jour des obsèques venu, trois jours après le décès, la levée du corps a eu lieu à 9 heures à la maison mortuaire, le domicile des Durand, rue de Redon, où le deuil était réuni.

Le cercueil était porté par les ouvriers de l’usine et du chantier (on les imagine en bleus de travail frais repassés...) et les cordons du poêle par des amies de la défunte (enterrement de 1ère classe !).

Un groupe nombreux de jeunes filles portaient des gerbes et bouquets de fleurs. On y remarquait également une superbe couronne de perles blanches, hommage des ouvriers de M. Durand (cotisation spontanée).

Le cercueil fut suivi par une foule nombreuse composée de parents, d’amis, des notabilités de la ville et des environs.

Pour le coup, le journal offrit ses condoléances à la famille.

Ah qu'il fait beau mourir riche !

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