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mercredi 30 octobre 2013

Moïse pas sauvé des os


Le terme "Grée" signale toujours une éminence, dans notre région.  En quittant la Grée-Caillette, le cheval tira donc la carriole à descendre la route de Beslé, à gauche, pour se diriger vers le bourg de Guémené. Il faisait un temps à se promener, un temps de début juin 1932.

Au bout de quelques centaines de mètres, on aperçut le cimetière, son mur centenaire, son monument aux morts taillé par Nicot planté devant le carré des enfants morts, groupés comme à l'école, dont la blancheur des tombes sous le soleil renvoyait un éclat aveuglant ; la chapelle des Simon,  aussi, ces dynastes municipaux éteints, unique en son genre en ce jardin lithique et funéraire ; et enfin les croix des autres tombes, celles de la foule.

Evidemment, on pense à la vie et à ceux qui l'ont perdue, parents, amis, voisins, aux morts récents. Mais les passagers de la carriole n'étaient pas de Guémené. C'est à Conquereuil qu'étaient les leurs, et c'est à Conquereuil que paisiblement ils s'en retournaient.

Car il s'agissait de Moïse Gautier, cultivateur âgé de 49 ans et propriétaire à la Daniellerie en Conquereuil qui, en voiture hippomobile, s'en retournait chez lui accompagné des Morel, parents de sa première épouse.

Sa jeune et vigoureuse bête marchait bon trot dans la descente vers le centre du bourg, passant sans ciller les cafés des Naël, Pesneau, Marie Rondel ou Boussard. La bâtisse imposante de la Mairie de Guémené barrait le fond de la rue de Beslé comme un décor de théâtre. La carriole de Moïse se précipitait vers cette scène dramatique pour accomplir son Destin.

Car soudain, un peu avant la "Maison Commune" de Guémené, à peu près à hauteur du magasin de tissus que tient avec sa fille et son gendre la Veuve Thébault, magasin qui fait l'angle avec la rue de la Poste, la jument prit le mors aux dents et s'emballa.

Moïse Gauthier n'était pourtant pas un novice. Et dans sa vie d'homme fait, il avait dompté bien d'autres cavales, bien d'autres haquenées dévoyées.

L'enragement de l'animal était tel cependant, qu'il ne put plus, dès lors, le retenir. L'attelage en folie pris le tournant  derrière la Mairie bien trop court. Emporté par la vitesse, la roue gauche de la voiture heurta brusquement le trottoir de granit et sauta par dessus.

Un choc terrible se produisit alors, projetant violemment Moïse Gauthier - et Moïse Gauthier seul -  hors du véhicule.

Adieu, la tragédie, bonjour la comédie :

Compte tenu des lois de la balistique, Moïse tomba droit sur la tête.

Madame Veuve Thébault, qui avait vu l'accident se produire, s'empressa autour du blessé évanoui et, aidée de quelques bonnes volontés (il y en a toujours), le rentra chez elle. On lui fit une couche sur le comptoir où l'on métrait coton, rubans et galons. On administra quelques premiers soins, on tamponna la tête meurtrie de charpie issue de quelques chutes de bons tissus.

Les docteurs Gauthier et Benoist furent appelés à la rescousse. Ainsi, tout ce que la science médicale comptait à Guémené vint se pencher au chevet de Moïse Gauthier mourant. N'y voyez certes pas une paire de vieux Knock. Bien au contraire. Ces deux braves personnes durèrent dans la commune, y furent respectés et y habitaient de grandes demeures bourgeoises.

Fort à propos, nos Esculapes locaux diagnostiquèrent une fracture du crâne.

Le blessé perdait son sang par la bouche et l'oreille droite. Une heure durant, Moïse Gauthier resta dans le coma, ce qui probablement lui évita d'entendre le pire. Ce dernier détail laisse à penser d'ailleurs qu'on attendit qu'il revint à lui pour lui fournir quelques perspectives.

Le traitement proposé par les médecins ne peut mieux être exprimé que par la formulation suivante : "MM. les docteurs, jugeant son état grave, conseillèrent de le transporter au plus vite à son domicile." Où l'on voit que le plus important pour la santé est de mourir chez soi.

On n'ose imaginer le trajet de retour du blessé vers son lit de mort, les six kilomètres jusqu'à la Daniellerie, en Conquereuil...

Heureusement, tout est bien qui ne finit pas complètement mal. Car comme on le lit encore : "Des deux personnes restées dans la voiture, aucune n'a été blessée." Et on se prend à rêver de l'existence, en 1932, des ceintures de sécurité pour les passagers et les conducteurs des attelages.

Mais les nouvelles les plus rassurantes provinrent de la jument :"Bien qu'affolé par la secousse, l'animal fut maîtrisé au bout de peu de temps."


***

Ci-dessous deux clichés du "théâtre du drame" : la mairie de Guémené et la pente fatale que suivit la jument de Moïse avant de tourner à gauche ; en violet, l'ancien magasin magasin de la Veuve Thébault.



En supplément, la source où j'ai puisé : Ouest-Eclair, édition de Nantes, numéro du 11 juin 1932 p. 7.

4 commentaires:

  1. Encore une belle histoire bien écrite qui fait revivre les morts et invite à lire le paysage et les batiments d'une autre manière, en particulier pour ceux qui n'ont pas connu l'ancien Guémené. A quand un répertoire (avec plan) des anciens commerces ?

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    1. Merci beaucoup. A propos, je n'ai pas l'âge d'avoir connu le Guémené de cette époque (ma mère, si)

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  2. bien sûr! je me doute que vous êtes même plus jeune que moi ... qui suis tout de même "d'après-guerre" ! enfin tout juste ...

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    1. Je fais partie, comme vous, des enfants nés pendant les "Trente Glorieuses", ce qui crée fatalement un lien et une communauté de centres d'intérêt. A vrai dire, je crois que dans les communes rurales, le XIXè siècle est définitivement mort dans les 20 ans d'après-guerre. Mais combien de réminiscences encore dans les années 60 (et avant) ! C'est ce monde évanoui que je veux célébrer, dans le fond.

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